CHAPITRE 2

« Plus nous faisons de bonnes actions dans notre jeunesse, plus nous préparons de douceurs et de consolations pour notre vieillesse. »*

 

 

17 février 2020 – 10h35 - Dunkerque

La joyeuse troupe compte à l’heure qu’il est plus de pinsons que de somnolants. La plupart des membres présents à bord de La Belle Hirondelle ont bien du mal à contenir leur enthousiame. Confortablement installés dans les fauteuils de velours, ceintures attachées, ils entonnent ou reprennent en coeur les chansonnettes, les gentilles ritournelles et jusqu’aux chansons grivoises, ressurgissant du passé.

Même la Maîtresse de Maison se lance dans la boucle entre deux fous rires, accompagnée du choeur formé par ses auxiliaires. Les gorges sont déployées et les larmes coulent sur les joues, alors que les faubourgs de Dunkerque commencent à se profiler dans l’encadrement des vitres. Un tableau mouvant qui, peu à peu, suscite l’attention des uns et des autres.

Sandrine en profite pour conserver le microphone et rééfectuer un tour d’horizon du dispositif « Tandems », grace auquel cette semaine a pu être organisée.

« Comme je vous l’ai expliqué plusieurs fois », commence-t-elle « l’association avec laquelle nous avons passé une convention permet le lien inter-générationnel entre des étudiantes et des personnes âgées. Cette association permet aussi aux résidents des structures d’accueil du grand âge de pouvoir partir en vacances, comme vous toutes et tous aujourd’hui

–  Ben c’est bien ça ! On va pouvoir draguer ! , lance Néné, relançant l’hilarité générale à bord de l’autobus.

–  Néné, vous voulez bien être un peu sérieux deux minutes ? C’est important ce que je suis en train de vous dire, là , le reprend Sandrine.

–  Voui, voui, Maîtresse. Allez-y, on vous écoute , répond-il goguenard.

–  Donc, pour poursuivre ce que je vous disais », continue Sandrine, « l’association « Tandems » vous permet non seulement de partir en vacances avec des accompagnantes, mais offre également l’opportunité à de jeunes élèves d’effectuer des stages professionnels dans le cadre de leurs études de soins et services à la personne ou encore de services aux personnes et aux territoires.

Je ne vais pas vous réexpliquer maintenant en quoi consiste exactement leurs études, je vous l’ai expliqué il y a huit jours déjà lors de la réunion à la MARPA. Vous n’aurez qu’à poser directement vos questions aux jeunes filles que vous aller rencontrer. Elles sont toutes adorables et très prévenantes, vous verrez. N’ayez pas peur de faire connaissance et de leur parler. 

–  Mais où c’est qu’elles sont, là ? , intervient de nouveau Néné.

–  Eh oui ! Elles sont où, ces demoiselles qu’on va rencontrer ? », renchérit Emile. « C’est bien beau d’en parler, mais nous on a envie de voir si elles sont jolies, ces petites mères ! », lance-t-il à la volée, redéclenchant une franche rigolade parmis les seniors.

« Et bien, justement », rebondit Sandrine, « nous allons nous rendre devant leur établissement professionnel. Elles sont actuellement en train de nous y attendre. On devrait y arriver dans... »

Sandrine se retourne vers le chauffeur du bus, qui lui répond sans que l’assemblée puisse discerner le son de sa voix, couverte par le bruit du moteur.

« ...dans deux, trois minutes normalement. », confirme Sandrine dans son microphone. « Je pense qu’elles doivent se poser à peu près autant de questions que vous et que certaines peuvent même être inquiètes de cette semaine de vie partagée avec les personnes âgées que vous êtes. Pour certaines d’entre-elles, il existe tellement de différence d’âge entre vos générations et la leur que la formation de binômes entre elles et vous durant une semaine complète peut leur apparaître comme très difficile, voire inenvisageable. Donc, n’hésitez pas à vous montrer les plus rassurants possibles avec elles.»

Alors que Sandrine termine de transmettre ses dernières recommandations, limposant véhicule amorce le tournant pour entrer dans la rue Auguste Waeteraère. Dans quelques instants, tous se retrouveront en présence de leurs futures auxiliaires.

Le lycée R.Janet apparaît enfin et La Belle Hirondelle s’immobilise devant un groupe de jeunes personnes. Depuis leurs sièges, chacun des protagonistes de cette aventure peut les aperçevoir glousser et échanger leurs impressions à voix basse. D’un côté comme de l’autre, chacun semble tout aussi curieux, étonné, voire un tantinet déstabilisé.

« Ben c’est qu’elles sont bien jeunes ces chtiotes là... », fait remarquer Néné à ses camarades. « Je suis pas bien sûr qu’elles vont s’en sortir avec nous. Vous croyez qu’elle est sûre de ce qu’elle fait, Sandrine ? »

« Mais tais-toi donc », réplique Gaston. « Tu sais très bien que notre Sandrine elle sait toujours ce qu’elle fait. Moi, je suis convaincu que ces petiotes elles vont nous apporter plein de jeunesse et nous revigorer un coup. Tu verras c’que j’te dis. »

« Il a raison, Gaston », ajoute Emile. « Attends-donc un petit peu avant de juger n’importe comment sans les connaître ces jeunes là. Si ça se trouve, c’est toi qui sera le plus motivé de nous tous bientôt, tiens ! 

–  Et p’têt que dans les jours qui viennent tu pourras même plus t’en passer de ta nouvelle copine, mon Néné », conclut Gaston au milieu des rires.

Sandrine, descendue à la rencontre des adolescentes pour les accueillir, les aide à présent à charger leur bagages. Son intonation enjouée leur parvient depuis leurs fauteuils. La dernière valise calée, ils l’observent guider les étudiantes jusqu’au bas du sas pneumatique. Soudain, c’est la mise en présence. Les unes après les autres montent les marches en saluant à tout de rôle les passagers. Ne connaissant aucun d’entre-eux, les jeunes femmes restent au milieu de l’allée centrale sans oser s’asseoir à côté de quiconque. Les politesses de rigueur échangées, les regards se croisent sans un mot. Comme les retraités ne connaissent pas encore ces nouvelles protagonistes des vacances, et qu’elles manquent forcément d’expérience vu leur âge, ils sont un peu méfiants.

Sandrine capte instantanément le léger malaise au coeur des deux groupes, qui n’osent se mélanger. Elle se réempare du microphone et tente de rebooster ses troupes.

« Bon, nous allons redémarrer pour nous rendre jusqu’au Val de Sel, Avenue de Rosendaël. Nous devrions y arriver d’ici une dixaine de minutes. Donc, les filles, vous pouvez prendre place dans les sièges encore libre et vous installer aux côtés de la crème du grand-âge », plaisante-t-elle pour détendre quelque peu l’atmosphère. « Ce n’est pas la peine de choisir tout de suite votre binôme. Comme on vous l’a déjà précisé en amont et comme vous l’on certainement déjà dit votre principale et vos professeurs, on aura plus que le temps de réaborder ce sujet ce soir au debriefing. Vous avez la journée entière pour faire connaissance et prendre vos marques pour les jours à venir. »

Le moteur de La Belle Hirondelle se remet à ronfler et le sas d’entrée se referme. Chacune des élèves trouve place petit à petit et boucle sa ceinture, sans trop oser échanger avec son voisin respectif.

Seul Néné n’a pas hésité à alpaguer l’une d’elles, une petite brune aux cheveux mi-longs dont le sourire timide n’a pas réussi à cacher les dents du bonheur ; ce qui n’a bien évidemment pas échappé à René.

« Ces petites dents d’écureuil, ça c’est un bon présage », avait-il chuchoté à Emile en se dressant au-dessus de son appui-tête.

Confidence qui avait eu pour conséquence de rendre momentanément le sourire à Emile, décidément inquiet depuis les prémices de ce projet de séjour inter-générationnel.

Perdu dans l’appréciation des traits et des attitudes de la brunette à Néné, comme l’avait d’emblée surnommée René pour la pousser à sortir de sa coquille, Emile constatait que malgré son veuvage son copain de chambrée ne se départissait jamais de sa gouaille et de sa bonhomie. Ce qui en général lui rapportait toutes les adhésions. Mais lui n’y arrivait pas. Trop craintif sans doute, ou trop altéré par les épreuves traversées ces dernieres années.

Tout à ses pensées, Emile ne perçoit pas le bras qui se tend vers son visage. Lorsqu’il réalise que son interlocutrice muette attend de lui qu’il la salue, il réagit d’instinct, sans réfléchir, et répond sans mot dire à son geste de politesse en lui serrant la main.

« Et bien, j’ai failli attendre ! », le chahute d’entrée de jeu sa nouvelle connaissance.

Le large sourire qu’elle lui adresse, spontané et franc, empêche Emile de se sentir déstabilisé par son attitude pour le moins « rentre-dedans ». Une méthode d’approche moderne, sans doute, bien connue des nouvelles générations. Rien à voir avec les codes d’antant, quand d’aucuns savaient entrer en contact avec l’autre sans se départir des codes ni des conventions.

Pendant qu’elle s’installe près de lui, Emile la détaille. Une silhouette longiligne, de grands yeux noir, une paire de lunettes en écailles à la Sophia Loren, une peau sombre proche du brun, des cheveux épais nattés et remontés en une savante coiffure. Deux chaînes en argent brillent à son coup, auxquelles pendent de drôles de petits personnages. Peut-être des porte-bonheur, ou des amulettes, qui sait.

« Alors, c’est quoi votre petit nom ? », lui demande-t-elle une fois sa ceinture bouclée.

Emile n’en revient pas. Quel aplomb tout de même ! Mais elle lui pose la question avec une spontanéité si désarmante qu’il ne peut s’empêcher de lui répondre avec une pointe d’entrain.

« Emile. Je m’appelle Emile. Mi-mile, pour les intimes. 

–  Mi-mile ? C’est tout mignon, ça ! », relève-t-elle avec malice. « Mais je préfères Emile, pour ma part. C’est plus doux à prononcer, et puis c’est plus joli aussi ».

Son sourire généreux révèle une rangée de dents impeccables et manifestement soignées. Leur blancheur rappelle à Emile le charme d’Henriette qui, lorsqu’elle décidait de souligner « ses petites perles » de carmin, n’avait rien à envier aux stars des podiums et des tapis rouges.

« Merci, c’est gentil à vous », réagit Emile, touché par cette charmante observation. Une remarque d’autant plus appréciable qu’on ne l’avait jamais gratifié d’un tel avis sur son prénom !

« Mais de rien. Je le pense, je le dis, c’est tout , lui précise sa co-passagère.

–  Et vous ? Comment vous vous appelez ? », demande finalement Emile, rasséréné par la démarche amicale de la jeune femme.

« Moi, c’est Zia », lui répond-elle en lui tendant de nouveau la main. « Enchantée !»

 

 

* Citation de David Augustin de Brueys - Théologien et auteur dramatique français (1641 – 1723) - « Les amusements de la raison » (1721)

 

 

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