CHAPITRE 6

« Un homme n'est vieux que quand les regrets ont pris chez lui la place des rêves. »

 


17 février 2020 – Résidence Hôtel Le Val de Sel - Dunkerque

Les valises défaites, chacun trouve ses marques dans le dédale de couloirs et de pièces communes : salles de télévision, de jeux et de repos, bibliothèque, réfectoire. Ce dernier compte plusieurs espaces au sein desquels nombres de tables de six places se remplissent lors des repas.

Les chambres confortables et spacieuses, bien que fonctionnelles, sont repérées, visitées et revisitées afin que les uns et les autres sachent où se retrouver.

Le plus grand des trois réfectoires réunit toute l’équipe pour le déjeuner, dans une joie et une détente partagées. Le self-service remporte un franc succès. Les entrées et les plats de résistance sont généreusement goûtés et savourés, à plusieurs reprises. Le chariot de desserts est quant à lui particulièrement apprécié. Le plebiscite revient toutefois aux fromages et aux boissons, dans une démarche toute traditionnelle de gourmandise « à la française ».

Après un temps calme, l’après-midi en navette pour un tour de ville et des étapes-repérage ouvre des perspectives quant aux jours à venir, aussi motivants pour les adolescentes que pour les seniors. L’accueil dont chacun bénéficie donne une occasion unique de s’offrir une escapade, inimaginable sans l’union des générations. Ce qui s’impose finalement aux deux parties comme une chance rare qu’il aurait été dommage de manquer.

Durant ces quelques heures de découverte, Elouane se rapproche de René et hésite moins à lui poser des questions sur sa « vie d’avant ». Elle apprend ainsi que René, ancien agriculteur, a quitté sa ferme il y a onze ans. En partant, il a confié son exploitation à sa fille. René partage avec Elouane sa fierté d’avoir pu choisir de renoncer avant d’avoir dû y être forcé par le temps.

« J’ai débuté à quatorze ans », lui raconte-t-il. « Et puis jadis tout était pas facile, hein. Mais bon, on avait la chance d’avoir une ferme, même si souvent on donnait notre peau pour trois sous, quoi. »

Pour Emile, ces vacances se révèlent être finalement l’occasion de tisser de nouveaux liens. La présence de Zia à ses côtés demeure un peu troublante, cependant. Elle dégage un petit quelque chose d’infime, une dose d’indéfinissable qui parvient jusqu’à lui et qu’il se trouve bien en mal d’interpréter.

Zia le sollicite pour des questions présentes, mais surtout passées. Dans l’échange, Emile se détend. Ce midi a aidé, sans doute. Tout le long du repas, ils ont beaucoup échangé et Zia s’est montrée curieuse et intéressée concernant les anecdotes qu’il a bien voulu lui livrer. Ce qui en vérité ne lui était pas arrivé depuis un long moment.

« Combien de temps, vous dites ? , lui redemande Zia.

–  Soixante-trois ans. », lui confirme-t-il. « On a été mariés soixante-trois ans. Pour te dire, il y a énormément de souvenirs qui défilent. »

Emile prend un temps de pause et laisse échapper un soupir.

« Si tu veux, ce qu’il y a de plus difficile depuis le décès d’Henriette, c’est le soir. Il y a soixante-trois ans de vie commune qui redéfilent. »

Emile marque un nouveau temps d’arrêt. Zia l’observe en silence, dans l’attente des prochains mots.

« C’est là où c’est le plus dur, quoi... »

À la différence de René ou des autres pensionnaires, Emile n’habite pas à la MARPA. Il habite encore sur Hondschoote, dans la maison achetée en commun avec son épouse. Mais il se sent souvent seul depuis sa mort, il y a un peu plus de deux ans et demi maintenant. C’est pour cela que René avait fini par lui demander de le rejoindre à La Fleur de Lin, en journée tout du moins. Même s’il ne dormait pas sur place, Emile pouvait ainsi « profiter de ses copains de chambrée, sans la chambrée », comme le disait souvent René en plaisantant.

C’est également pour cela que Sandrine était venu le voir alors qu’il se concentrait sur un chocolat chaud, attablé avec Gaston. Elle lui avait parlé du projet de vacances, de l’accord passé avec un grand hôtel sur Dunkerque, du dispositif « Tandems » qui réunissait jeunes et moins jeunes, des nuits qu’il pourrait passer sur place avec le groupe, pour une fois.

« Monsieur Adler, il faut partir en voyage ! Y faut pas rester comme ça, isolé et replié sur vous. Ça fera pas revenir votre femme ! », lui avait-elle dit ce matin-là.

 

L’après-midi passe comme le vent, et l’annonce du retour au Val de Sel prend tout le monde par surprise. Mais la contrariété est bien vite oubliée lorsque Sandrine confirme à l’ensemble du groupe que la journée du lendemain se passera pour grande partie au bord de la Manche, sur la grande promenade de la digue. Depuis l’ Avenue de Rosendaël, ils n’effectueront que dix minutes de trajet pour bénéficier des embruns curatifs, de l’air vivifiant et des promesses revigorantes de l’iode.

Après la douche et les soins, pour certains, l’heure du repas sonne. Leur premier dîner au sein de ce magnifique complexe de villégiature, dans la plus grande salle du réfectoire. Les nombreuses baies vitrées, les immenses rideaux et le haut plafond traversé d’épaisses poutres laissent encore la plupart bouche-bée, tous âges confondus. Chacun s’est fait chic, ravi de cette expérience au-delà des habitudes. Les adolescentes ont eu droit à une heure exceptionnelle de préparation, pour s’entraider dans le choix de leur tenues et dans la précision donné au maquillage et aux coiffures. De vraies princesses, pour couper là aussi des mauvaises routines ou des climats délétères - pour la plupart d’entre-elles.

Autour des tables, les liens continuent de se tisser entre les retraités et leurs binômes. Le nec plus ultra du repas du soir, c’est qu’il n’y a pas de self-service. Chaque groupe-table bénéficie de son serveur attitré, comme dans les grands restaurants ! Cela en étonne certains, d’autres sont quelque peu déstabilisés ou se posent des questions.

« Mais pourquoi qui font des pirouettes comme ça pour nous servir ? On est pas des pachas tout de même ! , entend-on dans un angle de la grande salle.

–  Mais si, c’est le palais de la reine d’Angleterre ici. La preuve ! », réplique Suzanne, ravie de constater que sa première impression était la bonne ce matin, lorsqu’elle avait découvert le Val de Sel.

« Ici on est servis comme des rois ! », ajoute-t-elle en adressant un sourire ravi à son « charmant serveur », comme elle se plaît à le répéter tout au long du dîner.

« J’ai bien fait de me mettre sur mon trente-et-un, moi », entend-on encore fuser au milieu des tables.

« Y a pas un chien sous mon lit , plaisante René avec l’une des auxiliaires.

–  Comment ça, « il y a personne dans votre lit ? », questionne l’auxilière, complice de la plaisanterie de René.

–  J’suis tout seul ! », lui répond-il en s’esclaffant. Toute le groupe éclate de rire. Dans la vague d’hilarité qui les gagne, les adolescentes les imitent spontanément. Emile suit le mouvement, imité par Zia. À son grand étonnement, il profite de cette fenêtre de respiration avec plus de plaisir qu’il ne saurait l’avouer.


 

Le dîner prend fin, et les pensionnaires retrouvent leurs chambres. De leur côté, les étudiantes rejoignent Sandrine pour le debriefing. Après cette première journée, les jeunes femmes doivent choisir définitivement leur binôme. Elles s’occuperont ensuite de leurs seniors pour une dernière collation avant le coucher.

Sandrine prend la parole alors que les jeunes femmes prennent place autour d’elle.

« Moi je trouve que pour un premier soir, vous avez établi un contact qui est déjà relativement fort», leur annonce-t-elle. « Donc, tant mieux. Continuez comme ça, c’est très bien ».

Les adolescentes la remercient tout en échangeant entre-elles des regards satisfaits, ou rassurés pour certaines.

« Vous savez déjà avec qui vous voulez aller ou pas ? , demande Sandrine.

–  Oui », répondent-elles en choeur.

Zia s’entend indéniablement bien avec Emile, et il commence à lui rendre la pareille. Mais malgré cette certitude, Zia continue d’appréhender certaines parties du séjour.

« Et, est-ce que j’aurais des soins à faire ? , demande-t-elle à Sandrine.

–  Pour Emile, non », répond Sandrine. « Il n’y a rien à faire. Il est encore assez autonome. Pour lui, tu fais la dame de compagnie. Ce sera amplement suffisant.

–  OK », répond Zia en hochant la tête, satisfaite. Les soins à faire, la douche et tout ce qui s’en suitMe voilà déculpabilisée.

« Par-contre », reprend Sandrine « il va y avoir besoin systématiquement d’un petit déjeuner pour tous, ainsi que de la collation de vingt-deux heures. Donc, quand je vous dis qu’il n’y a rien à faire , ce n’est pas tout à fait exact. Alors, avec Inès, Lila et Marion, on va vous repréciser tout l’accompagnement qu’on attend de vous.»

La réunion se termine et chacune rejoint son binôme pour les dernières obligations du soir et le coucher. Il faut s’y tenir pour ne pas être trop fatigués demain, car la journée sera longue et bien remplie.

En regardant sortir les jeunes femmes de la salle de conférence, Sandrine est inquiète. Elle se rappelle l’échange avec Sophie Caron, ce midi. Les informations dont elle lui a fait part au sujet d’un virus potentiellement dangereux qui circule un peu partout la préoccupe. Que va-t-il se passer si ce virus atteint ses petits vieux ? Elle n’ose y penser. Pas plus qu’elle n’imagine sa propre mère atteinte par une vague pandémique alors qu’elle est actuellement prise en charge au sein d’un EHPAD, sur Dunkerque.

Sandrine donne à ses collègues les dernières consignes pour la soirée, les salue pour la nuit et part rejoindre Sophie dans ses bureaux administratifs. Elle la trouve dans son bureau, confortablement installée dans un siège en cuir, devant un ordinateur allumé.

La directrice du séjour « Tandems » se tourne vers Sandrine, dès que celle-ci passe la porte de son bureau.

« Alors, cette première journée ? », lui demande-t-elle. « Comment les seniors et les jeunes ont-ils perçu et vécu les choses aujourd’hui ? »

Sandrine résume le déroulement des faits, partage quelques anecdotes et livre son sentiment général :

« Je crois que, dans l’ensemble, nos petites jeunes ont une crainte.  Parce-que, même de par leur formation, le public des personnes âgées n’est pas forcément celui vers lequel elles se dirigent le plus. Pour la plupart d’entre-elles, c’est au final la petite enfance qui aura probablement gain de cause. », énonce-t-elle.

Sophie Caron l’écoute, attentive.

« Il y a le côté un peu dégradant », continue Sandrine «  … une santé un peu fragile aussi. Mais je leur ai re-souligné ce soir qu’à côté, malgré ça, on peut avoir quatre-vingt dix ans et faire tellement de choses encore ! Et puis, avec la présence d’une génération plus récente, même les pensionnaires qui ne marchent pas beaucoup, qui n’ont pas envie de faire des choses, se retrouvent transformés car ils n’ont pas envie de leur dire « non » ni de les décevoir. Ils ont envie de faire « comme les jeunes » aussi, en fin de compte. 

–  Et bien tout cela me semble parfait, Sandrine. », commente Sophie. « On verra demain comment les choses continuent de se dérouler. On fera un point régulier pour éventuellement recaler les choses, si jamais il y a le moindre problème. », énonce-t-elle.

Sandrine profite de cette dernière précision de Sophie pour aborder l’objet de ses préoccupations.

« Et pour ce virus dont vous m’avez parlé en fin de matinée aujourd’hui, qu’est-ce qu’il en est ? Vous avez d’autres nouvelles ? , demande-t-elle dans l’attente de précisions.

–  Oui,  j’ai pu obtenir quelques informations complémentaires », confirme Sophie. Affichant une moue dubitative, elle continue :

« Il y a eu le premier décès d’un homme hors d’Asie. C’est un touriste chinois qui avait été hospitalisé à Paris, à l’hôpital Bichat. »

Sandrine accuse le coup de cette nouvelle, établissant de manière quasi-certaine que le virus vient à présent de passer les frontières de l’Europe et risque maintenant de se propager en France.

« Le paquebot de croisière MS Westerdam », continue Sophie « est interdit d'accoster par plusieurs pays qui craignent que des passagers ne soient infectés par le coronavirus. La Malaisie a annoncé hier qu'une des passagères du paquebot a été testée positive au Coronavirus, et craint que d'autres passagers débarqués sur leur territoire ne soient eux aussi infectés. », rapporte-t-elle.

Sandrine écoute avec la plus grande attention cette transmission d’informations, soucieuse de la suite.

« Le Docteur William Schaffner, spécialiste des maladies infectieuses à l’université Vanderbilt de Nashville, dans le Tennessee... », reprend Sophie, « affirme qu’ils ont anticipé de potentiels gros problèmes épidémiques, mais qu’ils n’ont pas anticipé les risques d’une telle magnitude, en ce qui concerne une possible pandémie.»

Sandrine s’assoit sur l’une des chaises devant le meuble-bureau de Sophie.

« Et bien, vous êtes toute pâlichonne, Sandrine », lui lance Sophie. « Vous voulez un verre d’eau ? 

–  Non, merci », répond Sandrine. Elle lâche un soupir inquiet et prend une respiration :

« Il faut absolument qu’on informe le groupe... , commence-t-elle.

–  Hors de question », la coupe net Sophie.

« Mais,... », reprend Sophie, interloquée. « Vous aviez pourtant l’air inquiète tout à l’heure, quand vous m’avez lu l’article que votre ancien collègue vous a….. 

–  Pas un mot à l’équipe ni à vos pensionnaires ! Vous m’entendez, Sandrine ? », l’interrompt de nouveau Sophie. « La nouvelle pourrait se répandre comme une traînée de poudre parmi les résidents ou les villégiateurs ici, et affoler tout le monde. La situation deviendrait très vite ingérable. Il est impératif de garder le contrôle, c’est bien compris ? »

Abasourdie, Sandrine ne sait quoi répondre. Elle garde le silence.

« Sandrine ? », la relance Sophie. « Pas un mot, à personne. C’est bien clair ? »

 

 

* Citation de John Barrymore - Acteur américain (1882 – 1942)

 

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