CHAPITRE 10

« Tout tend au mensonge dans le monde, et tout dans la nature ramène à la vérité. »*

                                                                          

 

18 février 2020  –  Plage de Malo-les-Bains Dunkerque

- « Et toi, ma toute chtiote ; c’est quoi, ton histoire ? »

Zia se souvient. Elle se rappelle ce moment sur le banc, face à l’immensité grise.

- « Mon histoire ? », avait-elle répété d’une voix sourde, presque éteinte, angoissée à l’idée de devoir livrer ce qu’elle s’astreignait depuis si longtemps à refouler au fond d’elle-même.

« Et bien oui, ton histoire ! », avait confirmé Emile. « Je te l’ai bien raconté, moi », avait-il ajouté avec un sourire entendu.

Une hésitation, un long soupir, le dos relâché contre l’armature métallique, Zia avait finalement cédé à la demande d’Emile. Son caractère aimable l’avait incitée à la confidence. Elle lui avait tout raconté. Ses origines burkinabéennes, sa prime enfance passée en orphelinat et dont elle ne gardait qu’un souvenir théorique, partagé avec les acteurs des autorités collectives qui l’avaient prise en charge. Elle lui avait conté l’aventure de son arrivée sur le sol français ; son statut officiel d’enfant adoptée, après avoir été pupille. Elle s’était livrée sur sa vie chez maman et papa, ses premières années sur Dunkerque, suite au déménagement. Le départ de Luc, le désespoir d’Annie, la maltraitance subie jour après jour, la transmission du malheur... Sa grand-mère, mutique lorsqu’il s’agissait de lever le voile sur les secrets inavouables. La demande faite par son père au département d’aide sociale à l’enfance, quand il ne pouvait plus remédier au mal-être qu’elle ressentait à être scindée en deux. Les droits de visite et d’hébergement, la présence des assistantes sociales et des enquêtrices, pour témoigner de son aptitude à rester père, ou non. L’exigente Madame Martel, nommée par le juge aux affaires familiales. L’enquête sociale réalisée chez Annie, quand Zia avait trop manqué l’école. Les moqueries, l’isolement, la méchanceté des camarades de classe, parce-qu’elle était différente. La si prévenante Agathe Bonte, de la PMI. Son « nouveau chez elle », Martine, Jean, la grande table de bois taillée à l’herminette. Et puis Linda, la grande sœur dont elle avait toujours rêvé.

Aidée par l’empathie lue dans le regard d’Emile, Zia avait continué son récit. La rencontre d’Annie et Luc rue Madame de Sanzillon, chez Lydia. Leur bonheur sur Clichy, de courte durée. Les blessures, les déchirures, les heurts, le passé toujours à l’affût. La détresse, profonde, brisant tout dans l’oeuf. Et puis la lettre d’Annie, les mots d’amour, la cachette au fond du tiroir de la table de nuit, bien au chaud. Le jour de la Saint-Valentin, les roses orange et surtout…, surtout le 17 février 2011, quant le dernier soupir d’Annie est venu broyer son existence. La maladie, l’épuisement, le « système immunitaire déficient », le « syndrome respiratoire aigu sévère », comme l’avaient précisés les docteurs dans leur incompréhensible langage. L’alcool, les antalgiques, les opiacés, les « pétards », les copains « crève-la-faim ». La fuite en avant de sa mère adoptive, inexorable. Ses démons intérieurs, implacables.

Est-il possible de supporter de telles épreuves, quand on a que huit ans ? Un tel cataclysme peut-il être affronté ? Et pourtant. Il avait bien fallu braver la tourmente en ce 24 février. L’affliction de son père, le calvaire de Suzelle, les fâcheries, les insultes, la stupeur, les déchirements. L’impossible réalité s’était invitée, ce jour là, emmitouflée dans son plus triste manteau. Un triste mirage, émergeant de l’ombre et glaçant les coeurs. Le vent, le froid, le cercueil, les bouquets de fleurs posés à même le sol, la salle des fêtes… Quelle drôle d’appellation, « salle des fêtes », pour un jour comme celui-là.

Enfermée dans sa douleur, Zia avait dû faire avec ses souvenirs, revenus l’étreindre plus douloureusement qu’un étau. La tristesse et l’affliction se révélaient plus cruelles encore qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Une insupportable morsure, quand tant de malheurs étaient déjà survenus dans sa jeune vie. Elle cherchait son père du regard, depuis l’autre extrémité de l’espace municipal. Elle l’appelait de ses vœux, dans le besoin impérieux de son soutien. Sa présence à ses côtés jusqu’à la fin de la journée s’était avérée réconfortante. Malgré son courroux, Luc avait su faire face. Son sang froid, altéré par la présence de Suzelle, ne s’était que momentanément évanoui. Pour Annie, il avait repris le contrôle sur lui-même. Pour Zia aussi. En cet instant hors du temps, toutes les âmes présentes se devaient d’être décemment représentées dans leur démarche de communion et d’assistance. Luc devait agir en pilier, le rituel du dernier hommage l’exigeait.

Martine, Jean et Linda s’étaient montrés bienveillants et altruistes. Les aller-retours dans la cuisine pour veiller à l’approvisionnement des mets et des boissons, l’aide au nettoyage de la salle, le moment partagé chez eux, après... Il en a été de même dans les semaines et les mois qui ont suivi. La nouvelle famille de Zia rivalisait de mansuétude et d’amabilité. Un foyer dans lequel Luc aurait aimé évoluer et qu’il n’a découvert que sur le tard. Il l’avait confié à Zia, un jour de carbonade* et de bavaroise à la chicorée. Ses repères perpétuellement brisés, la malveillance dans les familles qu’il intégrait, sur demande des organismes d’État. Leur inaptitude à agir promptement, lorsque les choses se passaient mal. Et puis il y avait eu les Lefebvre. Des gens charmants. Luc avait demandé à prendre leur nom, un peu plus tard, pour s’encrer dans les racines qui lui avaient toujours fait défaut. Les Lefebvre avaient donné leur accord. Les démarches avaient été longues. La demande initiale de Luc, publiée au Journal officiel puis au journal d’annonces légales. Les frais administratifs, à sa charge. Et puis l’attente, interminable, de la réponse du ministre de la justice. Il avait eu finalement gain de cause. Une famille, enfin, pour terminer de devenir un homme. La gentillesse de Martine, Jean et Linda les lui rappelaient. Cela faisait une éternité qu’il ne les avait pas revus. Pas depuis Annie.
 

Zia avait tendu un mouchoir de papier à Emile afin qu’il puisse tamponner ses joues. Les larmes l’avaient pris par surprise. Comment une si jeune fille pouvait-elle avoir vécu tant de misère et de bouleversements ? C’était incommensurable. Mais malgré l’émotion qui le submergeait, Emile ne s’était guère montré capable de prodiguer les mots rassérénants qu’en de telles circonstances, il aurait été pertinent de prononcer. Zia ne lui en avait pas tenu rigueur, surtout lorsqu’il avait fait montre d’une grande pudeur à l’approche de Lila et Marion ; quand il avait plaisanté avec elles, comme si de rien n’était, alors qu’elles venaient d’interrompre leur conversation sans se douter de sa teneur.

* * *

En dépit des cicatrices laissées par leurs tourments réciproques, Emile et Zia cumulaient suffisamment de ressources en eux pour rebondir. Le plaisir et la détente se devaient d’être à l’honneur, en cette période de vacances « à caractère exceptionnel », comme le souligne régulièrement Sandrine. La journée a conséquemment continué de battre son plein, entre plaisanteries, repas en commun, activités et temps de repos.

Zia est toutefois demeurée pensive tout l’après-midi. La bribe de conversation qu’elle a capté à bord de La Belle Hirondelle, au retour de la plage, tourne en boucle dans sa tête.

« ...il faut qu’ils le sachent tous. C’est trop grave pour qu’ils l’ignorent ! », avait confié Sandrine à Marion, depuis le fond du bus.

Zia avait eu le temps de noter la paleur du visage de l’auxiliaire de vie, lorsqu’elle avait porté une main à sa bouche.

« Ce n’est pas possible... Mais vous en êtes certaine ? , avait-elle questionné.

–  Absolument ! Ce sont des informations qu’elle a reçu d’un ancien collègue qui travaille aujourd’hui en milieu hospitalier. Donc vous pensez bien qu’il sait ce qu’il se passe ! , avait confirmé Sandrine.

–  Mais enfin, c’est fou quand-même ! Pourquoi est-ce qu’elle ne veut pas que le groupe le sache ? , avait renchéri Marion.

–  Pour ne pas affoler tout le monde ! Elle a peur qu’ensuite la situation devienne ingérable. 

–  Mon Dieu... », avait réagi Marion, blêmissant davantage encore à l’annonce de cette accablante révélation.

* * *

Zia se tient debout à l’entrée de la salle de détente. Elle y a accompagné Emile après la fin du dîner pour un moment de convivialité partagée avant le retour dans les chambres. Tout le groupe est réuni et a pris place dans les sièges, chaises et fauteuils ; la plupart devant l’écran de télévision pour un tour d’horizon de la journée et le téléfilm du soir.

Le jour avait tenu ses promesses. Emile s’était rapprochée d’elle plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé. Une réelle complicité naissait entre-eux, au-delà de ses espérances. Cette semaine de séjour pouvait se dérouler à présent sous les meilleurs augures, pour elle comme pour son binôme. Il comptait sur elle et attendait sa jeune compagnie pour sortir de l’ésseulement moral et affectif dans lequel le décès de sa femme l’avait plongé.

Néanmoins, Zia n’arrive pas à se laisser gagner par la bonne humeur et l’esprit de détente, pourtant « mot d’ordre » au Val de Sel. L’insouciance des résidents et de l’équipe encadrante devait absolument être conservée, quoiqu’il se passe. C’est ce qu’elle a cru comprendre en percevant les bribes de conversation entre Sandrine et Marion. Il semblait qu’une personne veuille cacher une difficile réalité à l’ensemble du personnel ainsi qu’aux groupes de seniors présents au sein de la structure hôtelière. Maintenir une atmosphère propice au bien-être et à la bonne tenue des affaires apparaissait prioritaire sur la gestion d’un danger, y-compris d’ampleur. Mais quel type de femme peut donc faire du silence une priorité ? Peut-être cette dame avec laquelle s’entretient régulièrement Sandrine à propos du déroulement du séjour ? Comment le soin qu’elle prend à cacher une réalité alarmante peut-il être toléré ? Du haut de ses dix-sept ans, Zia n’en sait fichtre rien. Malgré son intelligence vive, elle tourne et retourne dans son esprit le peu d’informations qu’elle a pu recueillir sans arriver réellement à en faire la synthèse. Trop peu de pièces sont en sa possession pour que le puzzle soit reconstitué.

Depuis le mur d’entrée où elle est adossée, elle observe les membres du groupe vaquer à leurs activités et garde un œil sur Emile, assis confortablement face à l’écran plat. Il se tourne de temps à autre vers elle afin de vérifier qu’elle est toujours là. Ils échangent un sourire cependant que le bulletin d’informations de l’édition de vingt heures développe ses principaux titres :

« ...En Eure-et-Loir, les équipes d'une entreprise spécialisée dans l'électronique sont sur le qui-vive. Elles doivent livrer 15 000 cartes tous les mois à l'un de leurs principaux clients, mais la majorité des composants provient de Chine. À cause de l'épidémie de Coronavirus, les retards s'accumulent et les messages des fournisseurs ne sont pas très rassurants. Alors, la petite PME de 70 salariés a décidé de se rabattre sur d'autres fabricants en Europe... (1), commente la voix-off du reportage télévisé.

–  Ce mardi 18 février à Paris, Olivier Véran vient d'annoncer un nouveau cas français de contamination au Covid-19, à bord du « Diamond Princess » au Japon. Un troisième passager a été testé positif sur les quatre Français présents à bord. Les trois malades français sont hospitalisés au Japon et il n'y a pas eu de demande de rapatriement. Sur le territoire français, la famille britannique qui était hospitalisée au CHU de Grenoble, en Isère, a pu sortir de l'hôpital (2), explique la journaliste en direct du Ministère de la Santé.

–  Combien y a-t-il de personnes contaminées par le Covid-19 en France ? Il reste quatre personnes hospitalisées sur Lyon, dans le Rhône et sur Saint-Etienne, dans la Loire. La personne hospitalisée à l'hôpital Bichat, sur Paris, est guérie et va pouvoir sortir de l'hôpital. Les autorités sanitaires assurent qu'il n'y a pas d'épidémie de Coronavirus aujourd'hui en France, mais le nouveau ministre de la Santé a assuré ce matin que, je cite : 'la France était prête en cas d'épidémie'. (...) D'où cette réunion qui a rassemblé l'ensemble des professionnels de santé concernés par une éventuelle épidémie en France » (3), conclut-elle.

Attentive aux nouvelles, Zia tente de réunir l’ensemble des éléments qu’elle vient d’entendre afin de combler les lacunes qui l’empêchent de faire totalement la lumière sur les événements. Les bulletins d’informations et reportages en direct corroborent bien un problème épidémique. Alors qu’elle tente de rapprocher cet état de fait des bribes de conversation captées dans le bus, Sophie Caron attire son attention en pénétrant dans la pièce. Elle semble furibonde. D’un signe de tête, elle signifie sèchement à Sandrine de la rejoindre hors de la salle de détente. Sandrine demande à son tour à Marion, Lila et Inès de la suivre. Les quatre femmes se dirigent vers le grand hall d’entrée où les attend déjà Sophie, lèvres serrées et joues rouges.

« J’avais bien dit « pas de journal télévisé » , leur dit-elle sur un ton péremptoire. « Qui a décidé de leur mettre le bulletin d’information ce soir ? , continue-t-elle, manifestement hors d’elle.

–  Mais enfin... , tente d’intervenir Sandrine.

–  Il n’y a pas de « mais enfin » , la coupe sèchement Sophie. «  À cause de vous et de l’inconséquence de votre équipe, les nouvelles vont se répandre et nous allons perdre totalement le contrôle des choses ! Vous voulez gérer une panique ? »

Zia observe les cinq femmes échanger des propos de plus en plus houleux. Le ton des voix montent au point d’attirer quelques seniors au-dehors de la salle de détente.

« Non mais, attendez. Ça suffit maintenant ! », hurle Sandrine en coupant Sophie dans son élan de colère. « Votre ami vous a peut-être précisé que la situation en milieu hospitalier était pour l’instant maîtrisée en France et que rien n’était à priori grave, mais mon père m’a signifié tout autre chose lorsque je l’ai eu au téléphone dans l’après-midi ! Dans son laboratoire de recherche c’est la débandade générale. Tout le monde est sur le pont. Même lui qui est à deux ans de la retraite doit effectuer des journées de plus de dix heures depuis près d’un mois. Et malgré ça, il ne sait pas tout. Les informations lui arrivent au compte-gouttes !»

Zia assiste à la scène, médusée par la violence des échanges et la dimension de ce qu’il apparaît se tramer dans l’ombre. Elle se retourne vers les quelques personnes âgées regroupées derrière elle. Elle aperçoit Emile, debout dans l’encadrement de la large porte à double battants. Un rai de lumière crée un contre-jour, empêchant la jeune fille de déceler l’expression qu’il affiche sur son visage. Sa silhouette sombre reste statique. Zia sent son estomac se serrer à la vue d’Emile. Et si quelque chose d’horrible arrivait vraiment ? Si personne ne pouvait réagir parce que l’inéluctable leur a été caché trop longtemps ? Que deviendront Emile et tout le monde ? Et mon père ? Et que vont devenir Martine et Jean ?

La voix du présentateur vedette interrompt le flot de ses pensées. Depuis le fond de son studio de télévision, il termine d’effectuer sa transition pour lancer le prochain sujet d’actualité. Zia tend l’oreille pour en saisir le contenu :

« La décrue semble se confirmer et l'OMS, l’Organisation mondiale de la santé, met en garde contre toute mesure «disproportionnée». L'épidémie de pneumonie virale qui affecte surtout la province du Hubei dans le centre de la Chine a actuellement contaminé plus de 74 000 personnes dans le monde et a fait plus de 2000 morts. Les habitants originaires de la province épicentre de l’épidémie sont pourchassés, dénoncés et rejetés dans leur propre pays. Les «pestiférés» du Hubei, nouveaux parias de Chine, sont les victimes de la psychose déclenchée par le Coronavirus. Témoignages... »(4).

Zia reste pétrifiée à l’écoute des dernières nouvelles. Elle regarde longuement Emile, sans qu’aucune réaction ne vienne la sortir de sa stupeur. Elle se retourne vers les cinq femmes, toujours regroupées au milieu du grand hall. Sandrine a porté les deux mains à son visage. Toutes se taisent.

« Seigneur... », murmure Sandrine, le regard fixe. « Mon père avait raison. La pandémie a commencé et personne n’a été prévenu à temps... », lâche-t-elle dans un souffle.

Tous semblent tétanisés. Seul l’instinct de Zia, développé par les années d’épreuves enclenche en elle les signaux d’alerte. Elle sent qu’il lui faut agir. Elle sait que les lumières viennent de passer au rouge et que le monde est sur le point de basculer.

 

 

* Citation de Sosthène de La Rochefoucauld-Doudeauville - Militaire et homme politique français (1785 – 1864) - « Le livre des pensées », 108 (1861)

* Carbonade Flamande : morceaux de bœuf braisés avec des oignons mijotés dans de la bière, à laquelle on ajoute une tranche de pain beurrée de moutarde, du sucre, du pain d'épice, du cheddar et de la bière.

 

(1)  Source : FR3 / AFP – 18 février 2020

(2)  Source : FR3 / AFP – 18 février 2020 - Journaliste : Frédérique Prabonnaud

(3)  Source : FR3 / AFP – 18 février 2020

(4)  Source : Le Figaro / AFP – 18 février 2020

 

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