CHAPITRE 12 - Première partie

« Toute révélation contient un acte d’amour mais est-ce bien ce que voit celui qui connaît désormais notre secret ? »*

                                                                                           

 

19 février 2020 – Rue Ferrer - Hondschoote, Hauts-de-France

« Vous n’avez pas été trop secoués, quand-même ? », demande Jérôme en refermant les portes arrières de son fourgon Type H.

« Dame ! Un petit peu, si », répond Emile « Mais votre charrette m’a fait retrouver un peu de mon passé. J’aurais jamais pensé remonter dans une traction avant comme celle-là, la traditionnelle en tôle ondulée et tout et tout. Alors même secoué, c’est toujours bon à prendre», confirme-t-il en échangeant une chaleureuse poignée de main avec le jeune cultivateur.

L’AMAP* dont il était co-gestionnaire s’avérait chronophage. En dehors du temps passé à la variété des cultures et du défi à relever pour renouer avec une agriculture naturelle, ses journées de tournée n’en finissaient pas. Le circuit court devait atteindre les lotissements périphériques et l’ensemble des villages voisins. Il lui arrivait régulièrement d’effectuer jusqu’à cent-vingt kilomètres par jour, après avoir assuré le quotidien du marché paysan en centre ville. C’est en rechargeant ses cagettes de fruits et de légumes qu’il les avait aperçus. Ils cherchaient à rallier Hondschote. Jérôme avait justement des paniers à livrer par là-bas. Leur rendre service n’était donc pas un problème, et l’entraide demeurait son principe le plus immuable.

« Ça va aller, vous êtes sûrs ? , leur demande Jérôme au travers de la vitre ouverte.

–  Pas de soucis, ne vous en faites pas », lui répond Zia, rassurante. « Ma famille habite tout près, pas loin de l’abri bus que vous voyez de l’autre côté de la route. Ils sont juste là, après le tournant. 

–  Ça marche. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, vous avez mon nom et mon numéro de téléphone au dos de la carte. N’hésitez pas surtout. », leur lance Jérôme en leur adressant un salut amical alors qu’il redémarre son véhicule.

Zia tourne et retourne la petite carte de visite afin de vérifier que toutes les coordonnées y figurent bien. Par les temps qui courent, ils peuvent avoir besoin de le rejoindre au sein de sa ferme partagée.

« La terre paysanne » AMAP - Fruits et Légumes, Marché Bio, Livraison de paniers à domicile Jérôme L’HOTE – Route de Haeghe Meulen - Téléphone : 06.16.80.62.00 - Fixe : 03 28 26 10 22

« C’est noté », confirme Zia.  « Merci encore pour tout. »

« C’est vraiment gentil à vous de nous avoir trimbalés pour ce petit bout de chemin , ajoute Emile.

–  De rien. Portez-vous bien », leur lance Jérôme alors que son fourgon s’éloigne déjà.

Le bruit du moteur vient de s’évanouir au-delà du virage. Zia observe Emile, en silence. Alors qu’il tourne son regard vers elle, sans mot dire, ils échangent un sourire dans lequel le bouleversement peut se lire. Le pépiement des oiseaux parvient jusqu’à eux. Malgré la fraîcheur qui les saisit, ils traversent la route et prennent place sur un banc de bois, non loin de l’arrêt de bus. Emile montre quelques signes de fatigue, Zia sait les décoder à présent. Dès qu’il aura repris son souffle, ils pourront continuer.
Le calme environnant les enveloppe comme un châle de laine, confortable et chaud, dans lequel ils peuvent se pelotonner sans risque d’être découverts. Emile se laisse choir sur cet improbable mobilier urbain, surgissant du gravier comme pour les accueillir. Pourvu à chacune de ses extrémités de deux imposantes jardinières en ciment, il offre un support agréable à leur lassitude. Les deux compagnons prennent place côte à côte, sans qu’aucune parole ne vienne rompre la fragile alliance qui, depuis peu, les lie. L’éloquence de leur mémoire suffit à combler l’instant, qui semble vouloir s’étirer jusqu’au couchant. La jeune fille passe son bras autour de celui du vieil homme. Un geste de bienveillante complicité qui n’échappe pas à Emile. Il lui rend la pareille en tapotant doucement le dos de sa jeune main.

Les événements de la journée se sont enchaînés dans la plus grande confusion. Zia en redéroule intérieurement chaque minute. Elle se rappelle du moment où elle a surpris Sandrine, à l’extérieur du bâtiment, alors qu’elle venait à sa rencontre pour lui parler des actualités du journal télévisé. Et puis la scène choquante à laquelle les seniors et leurs binômes avaient assisté, la veille au soir, dans le grand hall d’entrée du Val de Sel.
La jeune femme se souvient du dos crispé de sa responsable de formation, tremblant des secousses de ses pleurs. Elle se remémore la conversation téléphonique, les réalités effarantes qu’elle a pu capter, la terrifiante vérité. Elle revoit son visage, bouffi de larmes ; et sa réaction, lorsqu’elle s’est rendue compte de sa présence, juste derrière elle. Elle ressent encore sa tension, son affolement, son inaptitude momentanée à prendre la moindre décision, sous l’effet du choc.
Zia replonge dans le souvenir de l’instant précis où Sandrine s’est finalement décidée à agir, suite à leur conversation. Elle revit l’effarement des seniors et des membres de l’équipe, réentend le contenu des derniers bulletins d’informations, revoit la stupeur sur les visages, se rappelle l’incompréhension face aux mesures drastiques prises par leur directrice afin d’écourter le séjour, rallier Hondschoote puis La Fleur de Lin.

Les images lui reviennent instantanément : celles des résidents rassemblant leurs affaires à la hâte, celles de Marion, Lila et Inès les assistant du mieux possible, celles de Sandrine, veillant à la meilleure coordination possible. Et puis Emile, la pressant de l’aider à tout rassembler dans sa petite valise ; lui faisant refaire plusieurs fois le tour du minuscule studio, pour ne rien oublier. La stupéfaction et la peur de ses camarades lycéennes, contactant frénétiquement leurs parents.
Personne n’arrivait véritablement à réaliser l’urgence de la situation, ni pourquoi Sandrine les avait réunis pour les entretenir du déroulé des événements, du virus, de l’épidémie et des mesures sanitaires. Aucun ne comprenait réellement pourquoi tous devaient quitter l’hôtel du Val de Sel, dans les plus brefs délais.

Sandrine et les membres du personnels de la MARPA ne tarderaient pas à porter plainte contre Sophie Caron pour « ingérence » et « non assistance à personne en danger » ; Zia le savait. Mais pour l’heure, l’important restait de veiller à ce que les jeunes apprenties et leurs binômes réintègrent au plus vite leurs structures d’accueil ou leurs foyers respectifs. Leurs vies devaient être réorganisées, et leurs habitudes revues.
Dans l’ébranlement qui s’apprêtait à toucher chacun d’eux, la mise à l’abri devenait une priorité absolue. L’OMS* se voulait cependant rassurante, malgré le fait que le coronavirus avait d’ors et déjà fait plus de 2000 victimes en France, selon le dernier bilan officiel. Toutefois, avait ajouté Sandrine lors de leur dernier échange, en dehors de l’épicentre de l’épidémie les malades malheureusement décédés n’excédaient pas les deux pour cent. (1) Il n’en restait pas moins impératif de se caller aux révélations et préconisations de son père, Léon Parent, professionnellement au fait des réalités pandémiques.

Zia redresse la tête et observe le profil d’Emile, perdu dans la contemplation silencieuse des paysages alentours. Les mots prononcés pour le convaincre de la suivre résonnent encore à son oreille. Les arguments avancés pour le faire renoncer, pour ne pas qu’il rejoigne La Fleur de Sel ni la maison acquise avec Henriette, ont probablement été les plus difficiles qu’elle ait jamais eu à déployer.
Bien qu’
il s’y soit rendu régulièrement, Emile n’avait jamais été un résident permanent de La Fleur de Lin. Il y allait de son propre chef. Zia avait cependant obtenu difficilement qu’il la suivre. Elle avait dû se résoudre à lui prendre les mains, les tenir bien serrées entre les siennes, le regarder au fond des yeux, arguer qu’elle refusait qu’il se terre, seul au fond de son domicile, ou qu’il se retrouve confiné à fond de chambre dans quelque structure que ce soit, même gérée par Sandrine.
Elle a fini par lui confier l’attachement grandissant qu’elle ressentait à son égard, sans véritablement en comprendre la raison profonde ; qu’il comptait pour elle, plus qu’elle ne saurait dire. Emile en avait semblé profondément touché. Dans l’émotion, le vieil homme avait spontanément exprimé la pareille, à son égard. Il s’était épanché sur le fait qu’elle aussi comptait dorénavant pour lui, que tout cela s’était produit très vite, que lui non plus ne comprenait pas véritablement pourquoi, mais que c’était ainsi. C’était comme si le ciel lui avait envoyé la petite fille qu’il n’avait jamais eu.
C’était à ce moment précis que Zia s’était décidée pour la lettre, rédigée à l’attention de Sandrine. Elle l’avait déposée
en catimini sur le lit, dans la chambre de Marion. La porte de l’aide soignante était restée grande ouverte, alors qu’elle s’escrimait à porter secours aux uns et aux autres dans une débandage quasi générale.

Malgré la gêne des quelques bagages qu’ils avaient emportés, Zia s’était arrangée pour en porter un maximum. Emile avait déjà bien assez de mal à se mouvoir comme cela. Ils n’auraient pas trop de chemin à faire pour regagner Hondschoote. Le tout était de trouver un moyen de transport, et elle n’avait pas beaucoup d’argent sur elle. Emile pourrait sans doute pourvoir à leurs besoins, le temps d’arriver jusqu’à chez elle. La jeune femme avait réussi à joindre Martine et Jean au téléphone et les avaient tenus informés des circonstances de leur départ subit. Ils savaient déjà. Les dernières informations ne leur avaient pas échappé.

L’effarement de Sandrine lui revint en mémoire. L’instant où Marion l’avait rejointe en brandissant l’enveloppe blanche, laissée sur le couvre-lit.
Alors que les seniors grimpaient un à un à bord de La Belle Hirondelle, elle l’avait décachetée et en avait fébrilement parcouru les lignes. Puis elle s’était retournée et avait porté sa main en visière, examinant chaque parcelle de trottoir, surveillant chaque coin de rue, épiant chaque arbre, scrutant chaque carré de pelouse à portée de vue.
Bien que tous deux aient été suffisamment proches d’elle pour ne rien perdre de son désarroi, Sandrine ne les avait pas vus. Le bus avait fini par démarrer et s’était lentement éloigné, sans eux.

« Qu’est-ce qui peut bien circuler dans ta caboche ? , demande soudain Emile, rompant la délicate harmonie qui les unit. « À quoi tu penses, ma toute chtiote ? »

Absorbée dans ses réflexions, Zia ne s’est pas rendue compte que son binôme l’observe depuis quelques minutes, en silence. Son regard, à la fois amusé et inquiet, s’est posé sur elle. Ses yeux clairs la détaillent, cherchant à atteindre le coeur des pensées virevoltant au fond de son crâne.

« Je pense à hier soir », répond t-elle. « À l’épidémie, à ce qu’on va faire, à ma famille, à ma mère… »

Le temps suspend son vol ; la seconde s’étire presque indéfiniment. Emile attend, sans bouger, les prochains mots que la jeune femme va prononcer.

« Je pense à la fois où j’ai vu mon père débarquer chez Martine et Jean avec un gâteau au chocolat et une bouteille de champagne à la main. Il avait « quelque chose d’important à m’apprendre » ; c’est ce qu’il avait dit dès qu’il avait passé la porte d’entrée. Je me souviens du regard de Martine, du visage de Jean et de la réaction de Linda, qui m’avait attirée contre-elle ; comme s’ils avaient tous peur que papa vienne me reprendre…

–  Et c’était quand ça, ma jolie ?, demande Emile, curieux.

–  C’était en 2017, au mois de juillet.

 

 

 

* Citation de Frédérique Deghelt – Romancière française - « La grand-mère de Jade » (2009)

* OMS : Organisation Mondiale de la Santé

(1)  Source : Ouest-France / AFP – (19 février 2020)

 

 

 

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