J – 74 : « Face à l’épreuve, retrouvons figure humaine »

24 mars 2020 – Chambre-Bureau – Domicile familial – 07h45 du matin

C’est décidé, même si ça plombe. L’enfance de ma jeune héroïne sera malheureuse. Des années cumulées à engloutir immodérément toutes sortes d’ouvrages et parmi eux les romans, les témoignages ou encore les récits autobiographiques me confirment que les histoires dramatiques sont celles que les lecteurs s’arrachent le plus. Sans doute y trouvent-ils l’assurance que leur existence n’est peut-être pas si mal, après tout.
L’opportunité d’un entraînement intellectuel et émotionnel pour se sortir sans risques d’une situation inextricable leur offre le soulagement ou la satisfaction qu’ils espèrent.

Le processus d’identification aux personnages, les similitudes de certaines expériences avec la leur, l’empathie, le partage, la compassion ressentie à l’égard des réels protagonistes ou des personnages fictifs sont autant de facteurs pour préférer les épreuves, et les solutions envisagées pour en sortir.
Les parcours semés d’embûches sont féconds en terme d’apprentissage. Ces chemins de vie permettent de grandir, de mûrir, de s’améliorer ; et ce malgré la souffrance occasionnée. Ils ouvrent la voie de la résilience, offrent l’occasion de se jauger, de tester sa propre capacité à supporter l’insoutenable, parfois. Il s’avère utile de s’imaginer en survivants, lorsque tout bascule. Changer, évoluer, s’amender, aller de l’avant devient donc possible.

Je noircis le papier numérique toute la matinée. Les parents de ma jeune protagoniste sont en proie à une scène de ménage digne des Thénardiers.* La pauvre petite démarre son existence d’une manière bien précaire, autant affectivement que physiquement. Mais en dire davantage reviendrait à spoiler l’histoire, ce qui pour tout puriste du récit ou de la fiction s’avère intolérable.
Je m’arrête donc en plein suspens pour rafraîchir quelque peu ma matière grise, largement malmenée par l’ardeur que je mets à la maintenir en tension. Deux ou trois étirements me redonnent un semblant d’apparence humaine et me sortent momentanément de la conviction profonde que plus les jours avancent, plus je ressemble au Bossu de Féval*. Touchez ma bosse, Monseigneur !

Un rapide passage dans la salle de bains me renvoit l’image d’un simulacre féminin emmitouflé dans la polaire et le jersey de coton. Rajoutons à cela une paire de babouches des sables et une vieille étole en laine bleu, et l’on se retrouve bien loin du modèle de grace et d’élégance porté par Cendrillon.
Je me dis qu’il me faudrait au moins une bonne fée pour mettre fin à l’évidente incompatibilité qui règne entre la ferveur créative et la robe de bal. Tout artiste emprisonné dans son délirium inventif se voit tomber en décrépitude et fini par préférer le haut de sa tour au maintien des codes sociaux qui, pour beaucoup, passent par une allure acceptable.
L’entourage se retrouve malmené par une apparence à mille lieues du conte de fée. Mister Hyde* serait fier de découvrir en moi une élève plus qu’assidue.

Après m’être rafraîchie, je tente de retrouver figure humaine en me repomponnant un petit peu puis rejoins mon mari au rez de chaussée pour un solide déjeuner. Au menu, poulet à l’indienne et riz. Mon époux se montre un cuisinier de plus en plus doué pour les repas improvisés. Il se décide souvent à la dernière minute, en fonction des ingrédients qui croisent son regard aiguisé et son instinct gourmand. Bien relevé, comme à son habitude, son plat est une petite merveille. Je m’en délecte et me pourliche les babines au détriment de tout respect des usages et de la bienséance. Oh, hé, ça va. On est pas aux Oscars !

Le repas se termine devant différents instantanés des événements du jour. Le début de la panique se confirme malheureusement dans les Ehpad*, notamment par leur constat amer du manque de moyens et d’organisation face à l’assaut pandémique.
Sous le coup de la colère, de la crainte et de la profonde déception que je ressens envers les gouvernements successifs pour leur manifeste inconséquence, je ne peux m’empêcher de brailler comme un âne devant mon téléviseur qui, pour sa part, demeure totalement inerte. J’en veux à la terre entière, même à lui qui ne fait que remplir sa fonction informative. Si seulement !
Derrière les tirs croisés d’éditions et de débats sur plateaux, relayés 24 heures sur 24, je perçois l’abrutissement des populations, savamment orchestré par les rédactions en concurrence quant à l’indice d’écoute. Plus c’est grave, plus ça fait d’audience. Et la vérité, là-dedans ? Saturée par la contrariété, j’évite de justesse la syncope en remontant m’installer dans la pièce bureau qui me sert dorénavant de refuge. Cet espace protégé des attaques extérieures me rappelle les mansardes dans lesquelles tant d’oeuvres sont nées. Sans comparaison maladroite ou malvenue avec les talents inouis qui ont vécu sous les toits avant de trouver leur place au sein des quartiers cossus, je me remets assidûment au travail pour ne pas m’écrouler.

Je me replombe avec commisération dans le drame vécu par mon personnage principal, lors de sa troisième année de vie, tout en pensant au chapitre quatre, dans lequel le virus entrera en scène. Tout est question d’anticipation lorsqu’il s’agit du pire. Alors je m’y colle. J-74 !

 

 

 

 

* Thénardier : patronyme d'une famille « misérable » que Victor Hugo met en scène et décrit dans son roman « Les Misérables » (1862).

* « Le Bossu » est un roman de cape et d'épée de Paul Féval, initialement publié sous la forme de feuilleton dans le journal Le Siècle du 7 mai au 15 août 1857.

* Mister Hyde : funeste personnage d’apparence cauchemardesque créé par Robert Louis Stevenson dans son court roman « L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde », publié en janvier 1886.

* EHPAD : Etablissement d'Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes

 

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