Quatre-vingt dix minutes plus tard, je suis toujours là ; les yeux aussi ouverts qu’une chouette un jour de pleine lune. La petite chatte qui partage notre vie depuis quatre ans est venue me rejoindre. Confortablement allongée sur ma poitrine elle continue de ronronner, à mille lieues des urgences du moment.
Sans trop de conviction, je tente de l’imiter et rééteins les lumières afin de me reposer, ne serait-ce qu’un peu. Seule la somnolance se décide à me rejoindre, juste avant l’aube. Tant pis, ce sera une nuit sans.
Deux mugs de caféine bien corsée, un jus de citron, une orange, et des fruits secs me redonnent un semblant d’énergie. Je reluque un morceau de brioche aux cristaux de sucre, sans arriver à me convaincre que le principe de gourmandise n’est pas forcément du meilleur des goûts ces temps-ci. Bon… « Primo » je suis enfermée, et « deuxio » les courses sont triées sur le volet ; alors je peux bien m’accorder un petit écart, non ?

Vers 06h45, je regagne le premier étage et m’installe au bureau. Tout est dans le même état qu’hier au soir, rangé au carré. J’ai besoin de faire place nette chaque soir, afin que mon histoire puisse bénéficier d’une voie royale * chaque matin. Les idées claires aident à la construction d’un récit plus clair, et digeste. C’est dans cet état d’esprit que je clique sur les liens pré-sélectionnés la veille. Ils ouvrent sur différents articles et recherches ayant pour sujets principaux le grand âge, le secret des « supercentenaires » et l’incroyable découverte d’un docteur en biologie venant de mettre en lumière le potentiel exceptionnel du sang de l’arenicola marina, un ver marin vieux de 450 millions d’années.
Cela peut apparaître saugrenu, mais les lectures diversifiées apportent des perspectives insoupçonnées à mes personnages de fiction. Tout ce que j’ingurgite en parcourant avec curiosité les lignes de ces reportages pourrait potentiellement servir leur histoire, et la mienne.
J’apprends par exemple que les personnes âgées dépassant les 110 ans sont généralement désignées comme étant des « supercentenaires ». Le qualificatif « super » n’étant pas spécifiquement superflu, car ces personnes cachent un véritable « pouvoir secret », révélé notamment par une étude japonaise parue en novembre 2019. Selon les spécialistes scientifiques, les « supercentenaires » possèderaient une concentration sanguine particulièrement élevée d’un lymphocyte rare. Habituellement, le rôle des lymphocytes « T » * dits « helper » est, comme leur nom l’indique, d’aider les autres cellules immunitaires en sécrétant des « cytokines » * lors de l’inflammation.
Dans le cas des supercentenaires, certains lymphocyte T « helper » sont capables d’éradiquer eux-mêmes les cellules ennemies, et peuvent également s’attaquer aux cellules cancéreuses. Dans la population jeune, seuls 2,8 pour cent des lymphocytes T « helper » sont présent dans le sang, alors que chez les « supercentenaires », ils atteignent jusqu’à 25 pour cent. (1)

Emballée par ces surprenantes informations, j’embraye directement sur Franck Zal, docteur en biologie au CNRS *, ayant découvert en 1999 que l’arenicola marina, ver marin préhistorique, ne respire que lorsqu’il est sous l’eau, à marée haute. À marée basse, en revanche, cette extraordinaire petite créature cesse tout simplement de respirer.

Depuis 20 ans, cet infatigable chercheur décrypte son système sanguin, décortique ses molécules, jusqu’à comprendre que le sang de l’arenicola marina présente une hémoglobine aux capacités étonnantes. Elle est en particulier capable de lier 40 fois plus d’oxygène qu’une hémoglobine humaine, tout en étant 250 fois plus petite qu’un globule rouge. (2)
Au même titre que ce scientifique averti, j’entrevois déjà les applications possibles de cette découverte en matière de santé. Cette fabuleuse découverte pourrait potentiellement sauver des vies !

L’imagination tournant à plein régime, je m’offre une petite pause et fonce raconter à mon époux le détail de mes dernières découvertes. Il lâche momentanément ses activités pour m’écouter avec attention, et nous entamons un débat qui nous emmène jusqu’à l’heure du déjeuner. Nous continuons sur notre lancée tout au long du repas, et nous posons une bonne heure pour une sieste qui, ma foi, arrive à point nommé pour désencombrer mes neurones.
Fort heureusement reposée pour affronter la suite, je jette un œil attentif sur le triste bilan des Ehpad et découvre avec horreur et stupéfaction qu’en ce 2 avril, la situation est devenue alarmante. Le bilan n’a fait que s’alourdir, cumulant près de 4000 décès sur l’ensemble du territoire français.

Alertée par ce terrible constat, je creuse un peu plus profondément pour apprendre que les chiffres ne tiennent pas encore compte de tous les décès ni de toutes les structures similaires, où tant de personnes âgées demeurent cloisonnées. Sans parler des personnes isolées ou sans visites d’aucune sorte. Il apparaîtrait que « le projet de signalements dans les établissements sociaux et médico-sociaux progresse », comme indiqué par notre directeur général de la Santé. « Les données commencent à remonter, elles ne sont pas encore consolidées », ajoute-t-il, concluant dans une pirouette qu’il espère « pouvoir donner des chiffres consolidés dès ce soir ». (3)

N’ignorant pas que le personnel, soignant ou non, demeure dorénavant confiné avec les seniors, je me demande à quels chiffres nous allons bien pouvoir nous fier. Me faisant violence afin d’éviter tout plongeon intempestif dans la paranoïa, je suis rattrapée par l’envie irrépressible de céder aux appels de la théorie du complot. C’est à ce moment précis que je mon attention est attirée par le contenu désespérant d’un dernier article, précisant le nombre d’administrés tombés malades suite au premier tour maintenu des élections municipales. Je fini par dénicher l’information selon laquelle le second tour ne pourrait se tenir avant la fin du mois de juin, mais qu’en revanche les électeurs des communes non pourvues lors du premier tour seraient de nouveau convoqués pour les deux tours. (4)

Agacée par l’incurie manifeste de nos dirigeants, je me dis que c’en est assez pour aujourd’hui. Une pause doublée d’un chocolat chaud me permet de redescendre des strates célestes dans lesquelles mon exaspération vient de me propulser.

Je dois à mes personnages de revenir vers eux, d’autant plus qu’aujourd’hui Emile profite de l’immensité sableuse et des embruns de Malo-les-Bains pour confier à Zia une grande partie de son histoire. Ces deux-là vont ostensiblement se rapprocher, et ce n’est pas pour rien. Dans cet optique, je me cale au fond de mon fauteuil et met la main à la pâte.

C’est parti. Chapitre huit !

* Rabibocher : Raccommoder tant bien que mal. (fam). Réconcilier (ou se réconcilier) avec.

* La voie royale : voie créée, et fréquemment empruntée par un monarque. Sûre et rapide, sans danger, forcément dégagée quand celui-ci l’emprunte.

* Lymphocytes « T » : Les lymphocytes T, ou cellules T, sont une catégorie de leucocytes qui jouent un grand rôle dans la réponse immunitaire secondaire.

* Cytokines : substance élaborée par le système immunitaire, réglant la prolifération de cellules.

(1) Source : site internet « futura-sciences.com/sante/actualites/corps-humain-cinq-mysteres-corps-humain-reveles-2019 » - Article : « Le secret des supercentenaires ». (05 janvier 2020)

(2) Source : site internet « ouest-france.fr » - Article : « Ce biologiste a découvert l’incroyable sang du ver marin » (25 sept.2018)

* CNRS : Centre national de la recherche scientifique

* Franck Zal : docteur en biologie au CNRS, cheurcheur, créateur de la société « Hemarina » (Morlaix, Finistère)

(3) (4) Source : site internet « theworldnews.net/fr-news/direct » - Articles « Coronavirus en France : enfin des chiffres dans les Ehpad » / « Les municipales reportées en octobre et donc rejouées ? » - Rédaction : Martin Lemaire (02 avril 2020)