CHAPITRE 13

« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts » *

 

 

23 février 2020 – Rue Ferrer - Hondschoote, Hauts-de-France

En ce premier jour de carême dunkerquois, Zia se rappelle des rues et des places regorgeant de couleurs vives et criardes, cependant que la foule carnavalesque recouvrait chaque mètre carré d’asphalte. En cette période incontournable, les tavernes et les estaminets résonnaient des airs traditionnels chers aux coeurs des descendants de marins.
Les bras refermés autour de sa fille, Luc expliquait :

- « Tu vois ma chérie, si tu veux comprendre pourquoi la tradition du carnaval est si importante ici, tu dois connaître ses origines ; et elles remontent en fait à très, très longtemps ».

- « À très longtemps comment ? », avait-elle demandé à son père, curieuse des raisons du colossal déploiement de costumes déferlant au devant d’elle.

- « Et bien, tout ça remonte au dix-septième siècle ; aux années 1600, si tu préfères. À cette époque, les constructeurs de bateaux offraient aux marins un repas et une fête, juste avant qu’ils prennent la mer pour six mois de pêche au Hareng. La « foye » * battait son plein pendant des heures. C’est à ce moment-là que les pêcheurs avaient le droit à la moitié de leur salaire, juste avant qu’ils montent à bord des bateaux pour voguer jusqu’en Islande ; parce que c’est là-bas qu’ils trouvaient le plus de poissons. Mais malheureusement, beaucoup d’entre eux ne revenaient pas pour récupérer l’autre moitié de leur paye, car ils s’étaient perdus en mer, ou avaient fait naufrage ; et ils laissaient leurs femmes et leurs enfants sans rien au Courghain * ».

Zia allait sur ses onze ans alors, mais elle se souvient encore de ce moment comme de la veille. Surexcitée par l’incroyable féerie colorée qu’elle découvrait pour la toute première fois, elle avait posé moult questions à son père. Luc y avait répondu, avec patience.

« C’est de cette fête là qu’est née la tradition de la « Visschersbende * », la bande des pêcheurs », avait-il continué de lui expliquer. « À cette époque là, la population dans les villes et les villages voyait des bandes de pêcheurs se former partout pendant trois jours d’affilée, et toujours entre deux dates de fêtes religieuses très importantes : le lundi gras et le mercredi des cendres. Ces deux fêtes catholiques démarraient le Carême, ou le jeûne si tu veux ; c’est-à-dire le moment où personne ne mangeait plus, ou très peu, pendant près de quarante jours. Aujourd’hui, on appelle ces trois jours de fête : « les trois joyeuses » ».

Luc avait baissé son regard vers Zia.

« Tu te souviens quand je t’ai emmenée à Hondschoote voir la « bande des pêcheurs », l’autre jour ?

Oui, je m’en rappelle », avait-elle répondu avec enthousiasme. « C’était trop bien ».

Luc avait souri. Sa main s’était tendu pour caresser l’épaisse chevelure de sa fille, savamment organisée en macarons remontés jusqu’au sommet de son crâne. Tout comme il avait vu faire Annie à maintes reprises, Luc avait cédé aux exigences esthétiques de Zia, parant sa coiffure de nœuds polychromes et de chouchous à paillettes.
La petite fille avait affiché sa fierté à qui voulait bien la regarder, ce jour-là. Pour une fois, elle devenait visible, et le bonheur qu’elle en retirait faisait éclater de joie son jeune coeur.
Vêtue de sa plus jolie robe, elle en exhibait les volants à chaque coin de rue, s’amusant à tourner régulièrement sur elle-même. Martine, Jean et Agathe avaient été gentils. Luc avait pu emmener sa fille pour sa première grande fête déguisée. C’était un moment qu’elle n’était pas prête d’oublier.

Lorsqu’elle avait posé les yeux sur les costumes revêtus par les « carnavaleux », elle avait réalisé que quelque chose clochait. Les hommes étaient habillés en femmes, et portaient pour la plupart d’imposants chapeaux décorés de toutes sortes d’accessoires, de fleurs, de tissus bariolés, de tulles et de rubans en tout genre.

« Ça s’appelle un « clet’che », avait soudain précisé Luc, observant sa fille happée par les détails clinquants des tenues, toutes plus extravagantes les unes que les autres.

Un quoi ? , avait redemandé Zia

Leur costume ; ça s’appelle un clet’che.

Sans mot dire, la petite fille avait continué d’observer la foule bigarrée se répandre dans les rues, surmontée d’une nuée de petits parapluies dansant tous très haut au-dessus des têtes.

« Pour répondre à ta question de tout à l’heure», avait enchaîné Luc « la réponse est oui.  Ici à Dunkerque et partout dans le Nord, les hommes se déguisent en femme, c’est la coutume. Et parfois, les femmes se déguisent en homme, mais plus rarement. C’est la raison pour laquelle la plupart des clet’ches sont aussi appelés « Ma tante ». En fait, c’est le costume le plus célèbre ici parce-qu’il a une histoire qui remonte au temps où les marins étaient très pauvres, et ne possédaient que très peu de vêtements. Alors pour ne pas les salir ni les abîmer avant de partir en mer, ils empruntaient ceux de leurs femmes et assistaient à la Foye habillés comme elles. C’est à cause de ça que les hommes continuent encore aujourd’hui de s’habiller comme les femmes pendant la période du carnaval. Mais comme tu peux le voir, il y a aussi beaucoup d’autres déguisements, comme ceux des marins-pêcheurs ».

Zia avait effectivement noté nombre de vareuses, de cirés jaune, de casquettes et de pull rayés. Dans la gigantesque vague qui se déplaçait en musique, l’on pouvait également apercevoir des corsaires, des pirates, des écossais en kilt, de guerriers de tribus africaines… Luc avait tenu à préciser également à sa fille que pour certaines « bandes de pêcheurs », leurs clet’ches demeuraient leurs signatures. Ceux-ci ne pouvaient donc être copiés par aucun carnavalier, sous aucun prétexte. C’était un principe de la plus haute importance, que chacun respectait à la lettre. On ne plaisante pas avec les traditions !

« Et pourquoi il y a tant de parapluies partout ? C’est à cause de la pluie ? »

Luc avait ri à cette dernière remarque de Zia pleine de spontanéité et de fraîcheur, comme à son habitude.

« Oui et non. Pour tout te dire, la tradition de ces parapluies vient au départ de la ville de Bergue. Les jours de carnaval, tous ses habitants s’amusaient à imiter les spectateurs qui arrivaient des campagnes environnantes et qui restaient bloqués là, sans trop oser se mélanger aux autres, regroupés à plusieurs sous leurs parapluies afin d’éviter de se faire tremper. Car au mois de février il pleut souvent par ici ; comme tu as déjà pu le remarquer », avait précisé Luc, doublant son trait d’humour d’un clin d’oeil complice.

« C’est depuis ce temps là qu’on appelle ces petits parapluies que tu vois partout au-dessus de la foule des « berguenaeres ». C’est grâce à eux que les différentes bandes peuvent se repérer entre-elles, et évitent de se perdre les unes les autres ».

Zia avait spontanément lâché un « c’est la folie », applaudissant à tout rompre les bandes de « carnavaleux », leurs nombreux parapluies ainsi que leurs orchestres, chantant et rejouant en boucle « l’Hommage au Cô » et la « Cantate à Jean Bart », incontournables pour tout habitant de la région en cette période faste.

« Tu ne crois pas si bien dire, ma fille », avait joyeusement commenté son père. « Tu vois, il existait une fête avant. C’était le jour de la Saint Jean, au mois de juin ; et cette fête s’appelait justement « les Folies ». Elle a disparu à présent, mais tout le monde continue de faire comme à l’époque : ils font partie de différentes bandes, forment des lignes, vont dans les bars et entrent aussi avec leurs « fifres » * dans les maisons des gens pour faire « chapelle », c’est-à-dire pour chanter, boire, manger et danser. Les repas et les boissons leur sont offerts par ceux chez qui ils entrent pour faire la fête. Et ça fait des siècles que ça dure. Cette tradition est restée et est devenue sacrée. Surtout ici, à Dunkerque ».

Zia tentait d’enregistrer l’ensemble des détails liés à cette ancienne tradition, pratiquée quasiment comme une religion par tous les habitants du Nord. Elle avait toutefois noté un point, dont elle ne comprenait toujours pas l’importance.

« Pourquoi est-ce que tout le monde se met en ligne ? C’est obligatoire ? »

Luc avait accueilli cette nouvelle question par un rire franc et spontané. Amusé par la remarque de sa fille, il avait tenu à l’éclairer sur les origines des « lignes ».

« En fait, oui ! Tu vois, chaque bande correspond à un groupe différent de carnavaliers ; et chaque groupe forme une longue ligne qui doit prendre toute la largeur d’une route, ou d’une place. C’est le jeu. Et lorsque les bandes font le « rigodon » * ou vont aux bals, elles tournent en rond autour d’un kiosque, placé au centre d’une place ou d’une salle des fêtes. Et alors, ils doivent essayer d’éviter les obstacles à l’autre-bout de la ligne, comme les arbres, les spectateurs ou encore la scène sur laquelle jouent les orchestres. Et ça se termine toujours en « chahut » ; en « bazar » si tu préfères. Tous ceux qui sont dans les lignes sont secouées ou secouent les autres, dans tous les sens. Chacun se tient par les coudes, même s’ils ne connaissent pas leur voisin de gauche, ou de droite. Mais pour éviter à certains d’être écrasés, les lignes doivent s’étendre sur la plus grande largeur possible. Aucun habitant de Dunkerque ni des environs ne manquerait ça ; pour rien au monde. »

Zia n’en revenait pas. Cet immense carnaval était le plus beau cadeau qu’elle ait jamais eu. Depuis sa prime enfance, les grands moments n’étaient pas légion. Les épreuves s’invitaient dans son quotidien plus souvent qu’à leur tour, particulièrement depuis la mort d’Annie.
Fort heureusement, Martine, Jean et Linda avaient brisé le mauvais sort, intervenant à juste titre dans son existence chaotique. Ils y avaient joué un rôle essentiel, injectant la chance et l’aubaine à la jeune patiente qu’elle était, en mal de remèdes.
Luc y avait également gagné une nouvelle place, plus importante. Il remplissait mieux son rôle depuis qu’Agathe et la protection des familles veillaient à le seconder dans sa tâche. Son emploi évoluait, devenant enfin moins prenant. Son niveau de vie s’améliorait progressivement, ce qui n’était pas pour déplaire à Zia. Le confort relatif des premières années avait disparu. Aujourd’hui, elle appréciait de venir de temps à autre passer le week-end ou les vacances chez son père.

L’avenir venait pourtant de décider de rebattre les cartes. Les donnes avaient changé.
Les habitudes s’étaient subitement désolidarisées de leur pilote automatique et chacun naviguait désormais à vue. Aucune solution ne viendrait du providentiel, mais dépendrait de la reprise en main du gouvernail. Tous se devaient de redevenir leur propre capitaine et de veiller au bon fonctionnement du bâtiment ; sans quoi la sécurité de l’équipage ne saurait être assurée.

Dans cette course effrénée vers un lendemain devenu hypothétique, le monde reprenait brusquement taille humaine ; ramenant ses frontières au seuil de chaque foyer. Les cercles relationnels, intimes ou familiaux se retrouvaient mis à mal. Devant l’impératif d’un confinement à venir, ils se voyaient réduits, fragilisés ou distendus.
L’insouciance ou le manque de clairvoyance n’étaient plus de mise. La vigilance devait s’accrocher à l’âme comme l’anse au panier. Elle redevenait dorénavant indissociable d’une survie dont chacun dépendait.

Cette nouvelle réalité apparaissait encore invraisemblable à Zia. Depuis que son regard avait croisé celui de Sandrine, la confusion s’était emparée d’elle. Elle ne pourrait jamais oublier cette date fatidique du 19 février, lorsque son son monde avait soudainement volé en éclats.
Face aux événements survenus aussi précipitamment qu’une vague tsunamique, il n’existait aucune sorte d’action susceptible d’endiguer la pandémie. On ne pare pas à l’inconnu, ni à l’imprévisible.
Pour espérer gagner, il fallait prendre le temps de connaître son ennemi ; ou savoir compter sur la chance. Mais ni l’un ni l’autre n’étaient plus envisageables.
La secousse était sans précédent. Le pire séisme survenu depuis l’épidémie de grippe espagnole. Emile lui en avait fait récemment le terrible récit.

Et aujourd’hui, en ce premier jour de carnaval, des dizaines de milliers de personnes allaient se rassembler, se croiser, se toucher, échanger, sans se douter du danger imminent qui risquait de les atteindre.
Dans cette marée humaine, combien avaient conscience de la gravité de la situation ? Le jeu médiatique et politique contribuait à cultiver les avis contradictoires, à minimiser certaines réalités tout en soufflant sur les braises afin que d’autres soient mises en exergue.
Face à ce paysage controversé, le déni ou l’incrédulité demeuraient les réponses les plus fréquentes. Concevoir un quelconque mode opératoire devenait impossible. Parer au plus pressé revenait à conquérir l’Olympe.

Zia demeurait d’autant plus inquiète qu’elle n’avait pas réussi à joindre son père depuis plusieurs jours. Était-il informé des dernières nouvelles ? En avait-il évalué l’urgence et la portée ? Saurait-il croiser les informations pour en tirer les seules conclusions possibles, y-compris les plus alarmantes ? Serait-il à même de prendre ses dispositions pour demeurer sauf, et revenir vers elle ?

- « Zia ? Tu es là ? »

La voix de Martine résonne dans les escaliers, interrompant le cours des pensées de la jeune femme.

« Oui, je suis là-haut », confirme-t-elle en se retournant vers la porte de sa chambre.

La poignée grince, comme à l’accoutumée. Zia s’est habituée à ce frémissement métallique, devenu rassurant avec les années. Un de ces légers dysfonctionnements qui, dans un quotidien insouciant, peuvent lier le pénible à l’usure. Mais aujourd’hui ce bruit familier fait figure de repère, et permet à son âme de s’enraciner.

Le visage de Martine apparaît dans l’embrasure.

« Qu’est-ce-que tu fais ma puce ; tu rêves ? », demande-t-elle en pénétrant dans la pièce.

Son sourire généreux et sans jugement contribue à lui seul à la guérison. Quelle que soit la souffrance, il reste porteur du remède.

« Oui, un peu… », confirme Zia.

Son sourire à peine esquissé en dit long sur la force de son inquiétude. Elle se lève du fauteuil suspendu dans lequel elle avait trouvé refuge, quelques minutes plus tôt. Alors qu’elle s’avance vers Martine, son regard s’arrête sur le téléphone que sa tutrice lui tend.

« C’est ton papa. Il souhaite te parler, mais il n’a rien voulu me dire à moi », ironise-t-elle gentiment. « Il dit que c’est une surprise ».

Les sourcils de Zia se froncent instantanément. Une onde instinctive la traverse tout entière, la mettant en alerte. Elle pose son oreille sur l’écouteur. Un brouhaha confus mêlé de cris altère le son de la voix paternelle.

« Allô ? Quoi ? Répète, je n’entends pas ce que tu dis papa », demande-t-elle, concentrée sur le peu de mots qui lui parviennent.

« Tu m’entends mieux là, ma chérie ?

– Un tout petit peu mieux, oui.

– J’ai essayé de te joindre sur ton portable, mais ça ne répond pas.

– Oui, il est totalement à plat. Il va falloir que j’en trouve un autre. Même quand je le mets en charge, la batterie ne fonctionne plus. Mais j’ai essayé de te joindre, toi aussi. Et je n’y suis pas arrivée ; ça sonnait tout le temps dans le vide et je tombais à chaque fois sur un message pré-enregistré ; il n’y avait plus le tien ».

Un rire résonne à l’autre bout du combiné.

« C’est justement pour ça que je t’appelle. J’ai changé de téléphone. Tu as de quoi noter sous la main ? Je vais te donner mon nouveau numéro.

Attends », le stoppe momentanément Zia. « Je vais prendre une feuille et un crayon ».

Tout en cherchant fébrilement de quoi écrire, elle reprend :

« Je t’entends vraiment mal. C’est quoi tout ce bruit autour de toi ? Tu es où là ? »

Martine observe la scène avec attention. Depuis le pas de la porte, elle perçoit la tension dans l’attitude de sa jeune pupille.

« Mais où crois-tu que je sois ma fille ? Aurais-tu oublié notre rendez-vous annuel ? Moi qui te croyais encore sur Dunkerque, au milieu de tes « anciens ». Pourquoi es-tu repartie chez Martine et Jean ? Je pensais que tu allais me rejoindre au Cactus, comme d’habitude.»

Zia se fige.

« Attends, je vais me rapprocher… », lui précise Luc. « Ça y est, tu entends la musique, là ? »

La jeune femme vient de comprendre. Son regard affolé croise celui de sa tutrice.

Le carnaval… Mon père est en plein carnaval !

 

 

 

* Citation de André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste français (1909 – 1991) - Extrait de : « La Marge » (1967)

* La Foye : fête née au XVIIème siècle dans le Nord, organisée par les armateurs qui offraient un repas aux marins-pêcheurs avant qu’ils gagnent l’Islande en bâteau, pour six mois de pêche au Hareng.

* Courghain : quartier des pêcheurs, en Flandre.

* Visschersbende : « bande des pêcheurs », en flamand ; ou « Fisherbande » (prononcer vecherband).

* Bande : rassemblement de personnes déguisées défilant dans les rues d’une ville ou d’un quartier. Elle est composée du tambour-major, de la clique (la musique) et des carnavaleux.

* Rigodon : danse française à la mode aux XVIIe et XVIIIe siècles. Air vif sur lequel on la dansait.

* Fifres : musiciens, orchestres. Leur musique aiguë et vive est caractéristique du Carnaval Dunkerquois. Ce sont eux qui, à l’origine, avec les tambours emmenaient les « masques » de la bande des pêcheurs dans leur sillage. Ces fifres continuent à jouer les rengaines des origines.

 

 

 

 

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