CHAPITRE 14 - Deuxième partie

« Il n’est point de secrets que le temps ne révèle » *

 


20 février 2020 – Rue Ferrer - Hondschoote, Hauts-de-France

L’expression d’Emile se fige. Le ton de la jeune femme ne laisse aucun doute. Fouillant son regard afin d’y entrevoir un élément de réponse, il sait déjà que Zia s’apprête à lever le voile sur des secrets qui viendront bouleverser ses certitudes. Il le ressent au fond de ses entrailles.
Sans prononcer un mot, il attend. Le silence envahit l’espace. Martine et Jean ont discrètement gagné la pièce attenante, devenant les témoins muets d’une révélation dont ils connaissent déjà la teneur.

« Comme je vous l’avais expliqué », commence-t-elle doucement, « lorsque je suis arrivée chez mon père et ma mère, je n’avais que six mois. J’ai su quelques années plus tard que je n’étais pas née en France, mais en Afrique, au Burkina. Ça aussi vous le savez. »

Zia prend un temps de respiration pour rassembler ses idées et peser les mots qu’elle va choisir. Elle se doit de ménager au mieux le vieil homme, sachant ce qu’elle va lui révéler. Souhaitant replanter le contexte des événements, elle reprend :

« Mon père est comme moi ; il n’a pas connu ses parents et a vécu une enfance compliquée. Les familles d’accueil par lesquelles il a transité ne se sont pas toujours montrées protectrices, ou bienveillantes. Les foyers dans lesquels il a vécu non plus. Heureusement, il a fini par trouver les Lefebvre, Edouard et Lina. Tout comme Martine et Jean l’ont fait avec moi, ils lui ont donné un cadre plus vivable ; et surtout davantage d’affection. Il lui ont également donné un nom, et lui ont offert de nouvelles racines. Avant ça, il avait vraiment perdu pied et ne pouvait plus s’occuper de moi correctement ; et ce n’est pas ma mère, totalement perdue à ce moment là, qui a pu remonter le niveau. Ensuite, elle est partie… ; elle nous a quittés ».

Un temps de latence supplémentaire vient aider la jeune femme à reprendre souffle et supporter l’afflux douloureux des mauvais souvenirs. Emile continue de faire silence, suspendu à chacun de ses mots.

« Pour ma part », continue-t-elle « c’est grâce à ma famille d’accueil que j’ai pu renouer avec mon père, et recommencer quelque chose avec lui. Grace à Agathe Bonte aussi, qui a toujours cherché à nous aider afin qu’un jour, chacun de nous puisse renouer avec le principe d’une vraie famille. »

Zia relève la tête pour plonger son regard dans celui d’Emile. Sa main délicate presse plus fortement celle de son vieux binôme, devenu son parent par le sortilège de la destinée.

« Après que mes parents adoptifs se soient séparés, mon père a eu encore plus besoin de renouer avec son passé. Il a effectué beaucoup de recherches et entrepris énormément de démarches, avant d’arriver à en connaître un peu plus sur ses origines. Le parcours a été long, avant de réussir à consulter son dossier de naissance. Je sais qu’il s’est beaucoup accroché à sa sœur, pour garder le cap. Elle était le seul repère auquel il pouvait se raccrocher, question famille. Son phare dans la nuit, en quelque sorte ; ou sa bouée de sauvetage, comme vous voudrez. Leur enfance a été détruite, même si des foyers ou des ménages les avaient pris en charge, à certains moments. Certains n’ont pas été tendres, d’après ce que j’ai pu comprendre. Sa souffrance en disait long, ses silences aussi. »

N’y tenant plus, Emile se décide à rompre le long monologue de la jeune femme ; conscient qu’elle tourne autour du pot, ne sachant manifestement pas de quelle manière lui annoncer ce qu’elle cache au fond d’elle.

« Et alors, ton père a pu savoir ce qu’il y avait dans son dossier, finalement ? », interroge-t-il.

« Cette question, vous me l’avez déjà posé », réplique-t-elle en esquissant un sourire.

« Oui », confirme Emile, « et si Martine et Jean n’avaient pas déboulé en voiture au même moment, j’aurais peut-être eu ma réponse ? », ironise-t-il gentiment.

« D’accord. Bon… », s’enjoint à reprendre Zia en se raclant la gorge « Quand mon père est finalement arrivé à consulter son dossier, il n’a pas pu obtenir beaucoup de renseignements sur les conditions de sa naissance. Tout ce qu’il a obtenu, c’est la confirmation que revenir à ses origines serait compliqué car l’administration ne disposait que de très peu d’éléments concernant sa venue au monde. Il a fallu des mois avant qu’il revienne vers l’ASE * et l’OAA *, après avoir recommencé une foule d’autres démarches. Il a cherché partout, même dans les archives des hôpitaux. Il a dû remonter jusqu’aux plus hautes institutions, pour se faire entendre.
C’est au moment où papa commençait vraiment à désespérer que le président du conseil général, fatigué par ses demandes répétées, a demandé à se faire communiquer tous les documents liés à sa naissance et à l’identité de sa vraie maman. Peu de temps après, mon père a reçu un courrier officiel lui expliquant qu’il pourrait enfin avoir des informations sur sa mère biologique. En prenant rendez-vous, il a repris espoir. Mais pas pour longtemps… Sa maman était malheureusement décédée d’une grave méningite en février 1955 ; sans jamais avoir été mariée.
Heureusement, le destin fait parfois bien les choses. Le même jour, papa a appris que même s’il était né sous « X », sa mère ne s’était pas opposée à la levée du secret de sa naissance. Alors, il pouvait enfin être tenu informé de son identité.
Malgré tout, il a encore dû patienter deux semaines avant de recevoir un nouveau courrier lui donnant l’autorisation de revenir consulter les derniers éléments disponibles dans son dossier.

Et qu’est-ce-que qu’il a appris, du coup, ton papa ? », demande Emile, sur les charbons ardents.

« Sa maman ne souhaitait pas que lui ou sa soeur la contacte. C’est ce qu’il a appris en lisant la lettre ».

« Quelle lettre ? », la coupe Emile, avide de précisions. « De quelle lettre tu parles, ma toute cht’iote ? »

« De celle que mon père a retrouvé dans le dossier. Elle avait été rédigée par ma grand-mère en mars 1951, à l’attention des deux enfants qu’elle avait mis au monde. Elle avait décidé de leur laisser un long courrier, mais elle ne souhaitait pas qu’ils puissent le lire tant qu’elle était vivante. Ils ne pourraient en prendre connaissance qu’après sa mort, et seulement s’ils en faisaient la demande. Dedans, elle leur expliquait tout : la colère d’avoir été obligée de se réfugier dans un foyer pour mères célibataires, de se cacher pour vivre sa grossesse ; de ne pas avoir pu la vivre de manière heureuse et officielle.
La rage d’avoir perdu l’homme de sa vie, le chagrin de s’être rendue compte qu’il était lâche, et qu’au fond elle ne comptait pas pour lui. L’obligation de fuir la société, la honte d’être une mère célibataire, et d’avoir mis au monde des enfants naturels. La peur d’affronter leur regard un jour, et de ne pas savoir quoi leur dire pour leur expliquer ce qu’il s’était passé. Comment justifier la terrible décision de les avoir abandonnés à la naissance ? Elle n’en avait pas le courage. Et puis, elle voulait oublier, et regarder grandir ses enfants l’aurait sans cesse ramenée à leur père. Elle ne pouvait pas le supporter ; c’était trop dur. Et aussi, ses difficultés à joindre les deux bouts. Élever deux enfants toute seule aurait été insupportable, pour elle comme pour eux. De quoi auraient-ils vécu ? Quel aurait été leur quotidien ? Bien triste, sans doute. Ils n’auraient pas eu de maison digne de ce nom ; pas de confort, ni de vêtements ; pas de vrais Noëls, ni de jouets ; elle n’en avait pas les moyens. Même si elle avait eu un travail, cela n’aurait pas suffi à nourrir trois bouches. Elle avait bien une amie chère à son coeur, mais elle était trop jeune pour s’occuper de trois personnes, et elle était encore à la charge de ses parents, qui bien sûr n’auraient jamais accepté de s’occuper d’une fille-mère. Dans les années cinquante, ce n’était pas possible. »

« C’est malheureux, mais c’est vrai », interrompt Emile, troublé par le récit de Zia. « À l’époque, il fallait être marié pour avoir des enfants. Une femme ou une fille sans mari, c’était le déshonneur à coup sûr, pour elle comme pour sa famille ».

Une ombre passe sur le visage du vieil homme. Zia sait exactement pourquoi. Elle se rappelle l’histoire des jeunes années d’Emile, pour ce qu’il lui en a confié.

« Moi aussi j’ai honte, comme ta grand-mère. Mais bien plus encore parce que, elle, c’est pas sa faute si elle a pas pu avoir de mari. Dans le temps, on épousait pas les filles qui avaient des enfants avant le mariage, encore plus quand il y avait plusieurs bébés d’un seul coup. Alors que moi, j’ai eu peur ; voilà. J’ai fuis comme un rat. J’ai profité de mon service militaire pour abandonner celle que j’aimais, parce que je me sentais pas prêt à avoir un bébé. J’avais dix-huit ans, et à cet âge là on a la vie devant soi, on est pas préparé à devenir chargé de famille tout de suite. Et en plus du haricot, on avait pas encore fêté nos fiançailles ; et pour cause. On se connaissait pas depuis assez longtemps, et nos familles nous auraient obligés à nous marier rapidement, avant la naissance du bébé. Alors je suis parti, comme un lâche. C’est ça que Denise m’a jamais pardonné. Elles étaient copines comme cochon, toutes les deux. Et quand je suis rentré du service trois ans plus tard, elle m’a jeté au visage que les hommes comme moi méritaient pas qu’on leur adresse la parole, que Micheline avait fichu le camp de la région et qu’elle avait plus jamais eu de nouvelles de sa part, qu’elle savait pas ce qu’elle était devenue, tout ça par ma faute. Qu’elle avait perdu sa meilleure amie à cause de mon manque de courage ; que j’étais tout sauf responsable, qu’à l’heure qu’il était, elle était peut-être morte et que personne en savait rien, et qu’elle préférait perdre un frère plutôt que lui pardonner d’avoir fait vivre le pire à une innocente. J’en ai pris pour mon grade ; mais pour moi, l’eau avait coulé sous les ponts. Tu parles, trois ans… Alors j’ai pensé qu’après son coup de colère, Denise finirait par revenir vers moi ; que c’était juste un règlement de comptes. Mais elle avait décidé de fréquenter un « boche », alors là ça a été le coup de grâce. C’est à ce moment là qu’on s’est éloignés pour de bon l’un de l’autre. Et puis, j’ai rencontré Henriette… »

Martine et Jean viennent de réintégrer le salon, portant discrètement de quoi boire et se restaurer. À l’instar de Zia, ils attendent le bon moment pour intervenir ; ce que la jeune fille ne tarde pas à faire :

« Emile… », commence-t-elle dans un souffle « Denise avait raison ».

Le vieil homme tourne la tête vers elle, interloqué.

« Comment ça, raison ? À propos de quoi ? », demande-t-il, brûlant de connaître le pourquoi d’une si fâcheuse affirmation.

« …Elle avait raison de dire que son amie était peut-être morte ; parce que…, parce que… », hésite Zia, mal à l’aise.

« Parce-que quoi, mon petit ? », la reprend-il, impatient.

« Parce-qu’elle est effectivement décédée. En 1955. En février 1955, plus précisément. »

Emile manque de défaillir. La soudaineté de l’estocade le laisse sans voix. En proie à la sidération, il masse nerveusement ses tempes endolories par l’emballement de son vieux coeur.

« Morte ? Micheline ? », demande-t-il, le souffle court. « Bon Dieu, mais… C’est pas possible… ».

Le vieil homme accuse le coup. Même après tant d’années, son passé le rattrape irrévocablement. Un pied de nez aussi cuisant qu’une gifle. Cette cruelle vérité se révèle pourtant porteuse d’une singularité, le faisant dans le même temps douter de la cohérence des faits rapportés par la jeune femme.

« Attends un peu… Je ne comprends pas… Février 55, tu dis ? Mais c’est pas la mère de ton papa qui est morte à cette moment là ? », demande-t-il, désorienté.

Durant trois interminables secondes, Zia ne réponds rien ; laissant un silence éloquent s’installer entre eux.

« Si », fini-t-elle par confirmer.

« Mais alors… », poursuit Emile, en pleine confusion. « Quel rapport avec ma Mich… »

Son regard s’ouvre grand, sa bouche s’entrouvre. Soudain saisi par l’évidence, il laisse sa question en suspens.

« De quoi est morte ma Micheline ? », reprend-il subitement, suspendu aux lèvres de Zia.

La jeune fille sent que le vieillard vient de comprendre ce qu’elle s’était un beau jour promis de lui révéler.

« Méningite foudroyante. Elle avait vingt-trois ans »

 

 

 

 

*  Citation de Jean Racine - dramaturge et poète français (1639 - 1699)

*  Tarte au libouli: dite aussi « tarte au papin ».Tarte à gros bord, emplie d’une belle épaisseur de flan crémeux, sucré et vanillé, à la surface jaune claire, plus ou moins brûlée par endroits.

* ASE : Aide Sociale à l’Enfance

* OAA : Organisme Autorisé pour l’Adoption

 

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