J – 80 : « Le Reportage »

 

17 mars 2020 – Petit salon – Domicile familial – 07h30 du matin

J’écris. C’est une obsession. J’écris depuis que je suis toute petite. Des lettres, des journaux intimes, des rédactions, des dissertations, des lettres aux proches, à la famille, aux ami(e)s. Des nouvelles, des poêmes, des messages d’amour « à faire pleurer dans les chaumières » les soirs de grandes tempêtes, lorsque les lecteurs n’ont pas d’autre choix que de lire ce qui leur tombe sous la main.

Des essais, composés à la hâte en atelier d’écriture ; des articles, parfois postés sur la toile ; des pamphlets, qui pour certains trouvent leur chemin jusqu’aux pages d’un journal de renom, le temps d’un abonnement mensuel à un euro. Des mémoires de DEUG (ça, il y a longtemps…) et de MASTER (ça, c’est plus récent). Des bouteilles virtuelles qui de source sûre partent à la mer, et ne sont jamais ramassées par quiconque !

Et des livres. Des romans. Ben voyons ! Des romans, rien que ça ! Ah, ça, j’en ai écrit. J’y ai pensé aussi, beaucoup. J’en ai tellement planqués dans les tiroirs que mon cerveau déborde. Mais aboutis, ça c’est « une autre paire de manches ».

Pourtant, les idées ne manquent pas. Mais qui y a t-il de plus frustrant pour une « gâche papier » que de réaliser que la méthode d’écriture n’est pas bonne, que les personnages ne sont pas crédibles, que l’histoire ne tient pas la route, que le schéma narratif ne vaut pas un clou, que le point culminant du récit n’en est pas un, que la tension dramatique, à défaut d’être à son comble, ne tend personne ; que les péripéties sont mornes, vues et revues, que le climax est inexistant et que le dénouement n’est que la preuve patente que ce n’est pas demain que je vais me transformer en Virginia Woolf !

Plusieurs de mes manuscrits, pour ainsi dire tous, n’ont pas trouvé fin ; et beaucoup de mes amies en sont encore à me secouer pour que je termine le travail. Pour certaines, elles s’y attèlent depuis 2003, sans plus de succès. Il est difficile de se dire que rares sont ceux qui peuvent se targuer d’être lus. Et pourtant, nombreux sont les évincés perclus de talent.

Le monde de l’édition veille. C’est par ailleurs à désespérer, lorsque l’oeil a la malchance de se poser sur les articles des spécialistes du monde littéraire ! « Les chiffres sont sans appel : En 2012, seuls 69 nouveaux auteurs ont eu la chance d’être édités, ils étaient 87 en 2009, 91 en 2008 et 121 en 2004, pas besoin de vous faire un graphique pour comprendre que la tendance n’est pas prête de s’inverser. Les places sont donc extrêmement chères et le nombre d’élus tient du confidentiel. » (1)

Mais je m’en moque ! Ce matin, tout ceci n’a plus d’importance. Mon monde vient de basculer hier au soir, avec l’annonce de notre Président. « Nous sommes en guerre », a t-il déclaré. Avec l’émergence quasi soudaine de ce micro-organisme invisible, l’humanité entière est mise à mal. La planète ne pourrait peut-être que mieux s’en porter, qui sait ? Seul l’avenir le dira ; et il est devenu plus qu’incertain, à l’heure qu’il est. Alors qu’importe...

Poussée dans mes retranchements, prostrée au fond de la grotte qu’est devenue ma maison, je regarde et j’écoute ce reportage (2) avec la plus grande attention. C’est comme un réflexe de survie, un électrochoc qui me secoue et m’empêche de sombrer.

L’idée est arrivée d’un seul coup, fulgurante. Elle m’a traversée de part en part, sillonnant mon épiderme jusqu’à la cîme des cheveux. Une brulûre complice, bienveillante, au creux de mon estomac. Je la connais bien, cette euphorie ; ce besoin irrépressible de prendre la plume, d’une main tremblante, incertaine, mais quasiment vitale. Il faut que ça sorte !

Mais dans le contexte actuel, cela semble tellement désuet ! La démarche m’apparaît instantanément absurde, totalement inutile, d’un égocentrisme navrant. Et malgré cela, je saute sur mon mari dès qu’il descend l’escalier. À peine a-t-il le temps de s’emparer d’une tasse que je le terrasse d'un flot ininterrompu de paroles. Ses yeux sont encore gonflés de sommeil, mais il faut qu’il sache. Je lui parle de l’idée du blog, du roman, des personnages à peine esquissés. Je lui résume l’histoire, même si le « pitch »* en est à ses balbutiements. Mon époux écoute, patiemment, en se frottant les yeux. Il me connaît bien, surtout avec des idées en tête ! Il est ingénieur, et son expertise informatique me sera des plus précieuses dans les heures et jours à venir.

On se met d’accord autour d’un café chaud. Le principe sera d’écrire l’histoire au jour le jour, à peu de choses près. Il faudra poster quotidiennement, nourrir virtuellement le blog afin que sa vie ne soit pas tuée dans l’oeuf, veiller à donner de quoi lire aux lecteurs hypothétiques qui me feraient l’honneur de perdre un peu de leur temps, devenu récemment si précieux. Leurs prérogatives sont immanquablement devenues tout autres, depuis quelques heures ; mais j’insiste. La pulsion ne perd pas en intensité. Elle s’entête, s’attarde, s’éternise.

Remontée comme une pendule je file dans la chambre de ma fille, transformée en bureau depuis son départ loin de la maison. Je m’assieds sur le siège et en fais crisser les roulettes. J’allume l’ordinateur et branche ma clé USB. C’est parti !


 

(1)  Source : « Publier son premier roman: 5 piliers à connaître pour passer le barrage du comité de lecture » - Article rédigé par Julie SALMON, script doctor senior chez HC – Blog « high concept - Méthode professionnelle d’écriture de fictions » (août 2012)

(2)  Source : Public Sénat et Theofabrica - « PART’AGE – Des vacances pour unir les générations »- Réalisation : Vincent Even - Magazine « C’est vous la France » - Diffusion TV : LCP / Public Sénat - (17 mars 2020)

* Pitch : court résumé d’une histoire, en quelques lignes, qui doit accrocher le lecteur et/ou l’éditeur.

 

 

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