CHAPITRE 3

« L’enfance est un privilège de la vieillesse. Je ne sais pas pourquoi j’en ai aujourd’hui un souvenir plus clair que jamais. »*  

 

Avril 2006 – Rue Madame de Sanzillon Clichy

- « C’est hors de question tu m’entends ? Tu ne me feras pas déménager d’ici pour aller m’enterrer dans je ne sais quelle ville à la con en Picardie ou dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est non ! », hurla Annie.

–  Tu feras les cartons comme je te le dis, ou sinon je te forcerai à les faire à coups de baffes, je te préviens. Tu ne te le feras pas dire deux fois ! , répliqua Luc, menaçant.

–  Mais vas-y, cogne ! J’en ai rien à foutre de tes baffes de toute façon. C’est non et ça restera non ! Toute ma famille et mes amis sont ici. Là-bas, je ne connais personne. Et puis Zia vit dans cet appartement depuis son arrivée parmi nous. Tu te rappelles, non ? Elle ne connaît que ce quartier et au plus loin elle est allée jusqu’à la Place Clichy ou chez ma mère dans le dix-huitième ! Je refuse de couper avec tout le monde et encore plus d’enlever tous ses repères à Zia. Ses copines, sa maîtresse, tu vas les lui enlever aussi ? Et sa grand-mère ? , argue Annie avec véhémence.

–  Tu parles ! Ta mère ? Elle est aussi soulote que toi. Aussi godiche et sa cuisine est comme la tienne, dégueulasse. Ah, par contre elle se drogue pas, elle. C’est pas une fichue camée, comme toi. », provoque Luc. « Moi j’en ai marre de tout ce bordel. Je veux une femme, une vraie. Et je veux une mère aussi pour Zia. C’est pas ici avec tous tes crevards que tu va arriver à te concentrer sur la vie de famille, assène-t-il dans sa colère.

–  N’importe-quoi ! Je m’en occupe très bien de ma fille ! », affirme Annie en affichant l’air de la fierté outragée. Recroquevillée dans sa mauvaise foi, elle refuse d’admettre que le bon sens de son conjoint puisse dépasser les défauts qu’il a toujours affiché , contrairement à elle.

« Ah oui ? Tu t’en occupes bien ? Alors explique-moi pourquoi t’es pas encore allée la chercher dans sa chambre alors qu’elle hurle déjà depuis une heure ? , objecte Luc.

–  Je peux pas tout faire, moi, dans cette maison ! », rétorque Annie, exaspérée par les schémas de famille que Luc ne manque pas d’inscrire dans la caricature la plus ordinaire. « Maman au ménage, aux biberons, aux couches et à la cuisine ! Papa au boulot, au bistro avec les potes ou vautré dans le canapé avec une bière ! Moi j’en ai marre de toute ces habitudes à la noix , pleure Annie.

–  Hé, attends tu veux ! Moi je suis pas ton père. C’est pas ma faute s’il est mort d’un cancer du pancréas à force de picoler. C’est pas non plus ma faute s’il a jamais donné un coup de main à ta mère sous prétexte que son boulot de chemineau l’exténuait. Alors tu plaques pas sur moi tes vieux démons, d’accord ? La petite, je m’en occupe plus souvent qu’à mon tour et tu ferais bien d’en faire autant au lieu de te biturer tous les jours que Dieu fait , se cuirasse Luc.

–  C’est pas vrai ! , se défend Annie.

–  Mais si c’est vrai, bon sang ! Moi je veux une famille, t’entends ? Une famille ! J’ai pas eu la chance d’en avoir une, moi. J’ai dû grandir dans des foyers et crois-moi c’était pas rose tous les jours. 

–  Je sais ! 

–  Alors si tu sais, tu peux comprendre que c’est normal que chacun ait un peu ses tâches régulières dans une famille, non ? 

–  Ça veut pas dire qu’il faut que je me cogne tout ! 

–  Ah pour ça y a pas de danger, va. T’inquiètes pas ! C’est plutôt moi qui pallie la plupart du temps ! », contre-attaque Luc en shootant dans un plaid tombé du sofa.

Annie, folle de rage, fonce vers la porte d’entrée en décrochant au passage son long gilet de la patère.

« C’est ça, barre-toi donc. C’est tout ce que tu sais faire, de toute façon ! Dès qu’il y a un problème, tu fuis au lieu de l’affronter. Ça ne réglera pas tes problèmes de goulot et ça ne fera pas de toi une mère digne de ce nom », lance Luc dans une dernière estocade.

La porte d’entrée claque avec force, rudoyant le chambranle et faisant trembler une partie de la pièce. Luc se précipite à la fenêtre, l’ouvre et sort son buste au dehors en s’appuyant sur le rebord.

« Et je te préviens, Annie. T’as intérêt à les faire ces cartons. J’ai pas accepté un boulot à Dunkerque pour tout lacher maintenant parce que Madame n’a pas envie de quitter ses crève-la-faim ! »

Sans réplique aucune, Annie s’éloigne dans la pénombre tout en revêtant son épais chandail.

« Annie ! », hurle Luc.

Plus de réponse. Annie fuit, renfermée dans son mutisme.

Les cris de plus en plus stridents de Zia parviennent aux oreilles de Luc. La toute petite fille, réveillée par les hurlements de ses parents, appelle depuis sa chambre. Angoissée de ne pas les voir venir à elle, affolée par les vociférations, elle redouble de braillements. Du haut de ses trois ans, ce n’est pas la première fois qu’elle assiste aux bagarres familiales. Au milieu des tensions récurrentes ou depuis le fond de son lit pliant, elle survie comme elle le peut. Les violences sont son lot quotidien.

Comme à l’accoutumé, elle a senti les ondes néfastes lui parvenir sans arriver à les décrypter ni a comprendre pourquoi elle se sentait si mal. Submergée par la peur et l’incertitude, elle accroît la force de ses pleurs.

Luc referme énergiquement la fenêtre et se tourne vers la table de salon. Plusieurs bouteilles de bière vides y sont toujours posées. En proie à son courroux, il s’élance brusquement vers le meuble et dans un geste de profonde contrariété attrape une des bouteilles pour la jeter violemment contre le mur. Elle s’y fracasse avec force, envoyant des éclats de verre un peu partout dans la pièce exiguë.

Luc tourne sur lui même en se passant les deux mains sur la tête depuis la ligne du front jusqu’à la nuque. Il ne réalise pas immédiatement que plus aucun cri ne lui parvient. La maison est soudain silencieuse. Cette anormalité active son instinct et lui fait rouvrir les yeux. Il se tourne et fixe la porte de la chambre de Zia, tendant l’oreille plus attentivement. Plus un son.

Luc se précipite et ouvre brusquement la porte. Les rais de lumière provenant du salon arrivent jusqu’au petit lit de Zia, mais Luc ne discerne pas la silhouette ni le visage de sa fille, tourné par habitude vers la porte lorsqu’elle pleure. Il allume précipitamment la lumière et constate immédiatement l’intolérable. Zia est sur le dos, au fond de son lit. Les yeux révulsés, la tête en arrière, elle est inanimée. Sa minuscule cage thoracique ne se soulève pas. Elle ne respire plus.


 

* Citation de Mario Benedetti - Écrivain uruguayen (1920 - 2009)

 

 

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