CHAPITRE 4

« Chaque fois qu'une génération apparaît au balcon de la vie, il semble que la symphonie du monde doive attaquer un tempo nouveau. »*

 

17 février 2020 - 11h10 – Résidence Hôtel Le Val de Sel - Dunkerque

Juste avant d’arriver à bon port, Sandrine explique que la mer n’est qu’à quelques minutes du lieu de villégiature où ils se rendent. Et tout comme leurs jeunes binômes, les seniors n’ont eu pour la plupart que très peu l’occasion de voir la mer. Dès lors ce séjour prometteur ouvre une fenêtre dans leur existence, et en brise momentanément l’inertie.

La belle hirondelle s’immobilise devant le fronton principal de la structure d’accueil. Le petit groupe de retraités découvre avec ravissement l’imposante façade de l’hôtel qui les hébergera pour les jours à venir. Les adolescentes sont quant à elle totalement exaltées à l’idée de vivre cette nouvelle expérience dans un contexte aussi favorable, même aux prises avec leurs craintes ou leurs doutes. Sans discontinuer, elles échangent entre elles impressions et gloussements de satisfaction.

« Bon, et bien nous y voilà messieurs-dames » leur confirme Sandrine dans le microphone. « Comme vous le voyez, on ne s’est pas fichus de vous, hein ?

–  Ben pour ça, non... Mazette !», répond René.

« Pour sûr ! Oh là là, que c’est joli. Et puis c’est grand, t’as vu ! Mon Dieu, c’est incroyable », soulignent les unes et les autres, saluant à tout rompre l’heureuse initiative prise conjointement par Sandrine, la Fleur de Lin et le complexe hôtelier.

Sandrine et ses auxiliaires de vie se prennent par le bras et effectuent une profonde révérence devant leur public conquit. Les félicitations et les vivats saluent leur investissement sans faille. Elles ont jusque là toujours répondu à l’appel, présentes quel que soit l’instant. Les aînés et leur cadettes s’en rendent compte plus que jamais en cette belle journée. Recueillant les applaudissements avec un plaisir non dissimulé, Sandrine reprend en main le microphone pour une ultime recommandation. Elle profite du laps de temps durant lequel ses collègues descendent une à une de l’autobus pour préciser à ses papis , ses mamies et ses filles le déroulement des prochaines heures :

« Alors ce que vous allez faire dans un premier temps, c’est récupérer vos bagages. Ensuite pour ceux qui ont des fauteuils roulants, vous passerez par la rampe d’accès pour rejoindre l’entrée principale et vous présenter à la réception. Nos jeunes recrues vont vous y aider. Pour les autres, vous pouvez prendre les escaliers ou la rampe d’accès, comme vous le voulez. Les filles vont vous aider en priorité, je vous le répète. Elles sont parmi nous pour effectuer un stage, donc c’est très important dorénavant de leur demander de l’aide en premier lieu. Sil y a le moindre problème en revanche, surtout n’hésitez pas à revenir vers nous. Inès, Lila et Marion restent vos auxiliaires de vie référentes et continuent de vous encadrer avec moi en cas de problème, tout au long du séjour. D’accord ? »

Des « Oui ! », « Voui ! » « Ben évidemment ! » « Pas de problème ! » « D’accord ! », arrivent en bouquet aux oreilles de Sandrine, lui confirmant ainsi la bonne compréhension de ses consignes. La prise en charge des villégiateurs peut à présent commencer. Les étudiantes sont là, motivées par le luxe du lieu où elles vont apprendre les gestes de leur futur métier. Les retraités semblent quant à eux ragaillardis par la présence de la jeunesse et la promesse des bienfaits de l’iode et du changement.

Tout en s’activant Gaston se tourne vers sa voisine, assise de l’autre côté de l’allée centrale.

« Qu’est-ce que t’en penses toi, ma Suzanne ? ,

Oh ben, dis. C’est plus grand que le palais de la reine, ce truc là. J’ai jamais vu ça, moi », répond la charmante octogénaire en détachant sa ceinture. « Mais c’est qu’on risque de se perdre là-dedans tu ne crois pas, Gaston ? , ajoute-t-elle, sous le choc.

–  Mais non, pas de danger. », lui répond Gaston, riant du caractère impressionnable de sa vieille amie. « Et puis on a nos jeunes maintenant. Elle se sont mises d’accord pour nous aider, alors on risque rien, ne t’inquiètes pas. », la rassure-t-il.

Pendant que chacun s’active pour sortir du véhicule et récupérer ses valises respectives, Emile reste immobile. Au travers des vitres, il observe l’impressionnant paravent. Son ampleur couvre de son ombre toute la surface de la rampe d’accès, en contrebas.

Emile a du mal à réaliser qu’il va passer un moment de détente à l’extérieur de sa résidence médicalisée, dans un si bel hôtel et à la mer par surcroît. C’est la première fois en soixante-trois années qu’il s’accorde le droit de vivre un tel moment sans sa Henriette. Enfin, contraint par la force des choses.

« Bon et alors ? », l’interpelle Zia. « Vous comptez rester cloué au bus jusqu’à ce qu’il rentre au dépôt, ou vous décidez de bouger ? », ironise-t-elle en souriant.

Soudain sorti de ses pensées Emile se tourne vers Zia, résolument déstabilisé par autant d’effronterie. Gentille, certes, mais culottée tout de même !

« Allez, je vais vous aider à défaire votre ceinture parce que sinon, ils vont tous être rentrés à l’intérieur et nous on sera à la traîne », le chahute-t-elle.

Emile se laisse faire, sans oser répondre quoi que ce soit. Zia se lève et attend qu’il la suive. Une main posée sur l’appui-tête de l’un des fauteuil, elle le dévisage malicieusement en agrémentant son regard d’un soulèvement de sourcil et d’une grimace comique.

Emile se laisse finalement convaincre, quelque peu amusé par le tempérament de Zia, et la rejoint au milieu de l’allée afin de gagner le sas à l’avant du véhicule. Sandrine, qui a déjà procédé à l’appel aux côtés de la responsable du Val de Sel, tape à la vitre.

« Emile, Zia, dépêchez-vous un peu s’il-vous-plaît ! Il faut se rendre à l’entrée pour procéder à la répartition dans les chambres. Le personnel d’accueil n’a pas toute la journée. 

–  Oui, oui. Tout de suite. », lui confirme Zia. « On arrive. C’est juste qu’Emile n’avait pas compris que le séjour se passait dans l’hôtel et pas dans le bus ! ». Puis, se retournant vers Emile, elle réitère sa grimace théâtrale. Avant même qu’il ait pu réprimer son émotion, Emile est saisi par la spontanéité et la drôlerie de sa nouvelle acolyte. Il part d’un rire franc comme il ne s’était pas entendu le faire depuis bien longtemps, à sa grande surprise.

« Et bien dis-donc, tu n’as pas la langue dans ta poche toi. » Et tout en secouant la tête d’un air entendu, il reçoit le sourire futé de Zia avec une gaieté insoupçonnée. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas ri, ne serait-ce qu’un peu. Même un tantinet déboussolé, lattention portée par Zia pour le détendre ne lui a pas échappé. En définitive, il semble que ce nouveau décor ait détendu l’atmosphère et rapproché leurs deux âges.

Les bagages récupérés, Zia et Emile empruntent la rampe d’accès pour rejoindre Sandrine à la réception. La lourde valise d’Emile traîne presque par terre.

« Tu ne veux pas que je t’aide, non ? , demande Emile.

Non, merci », répond Zia entre deux râles. « Je suis là pour ça, pas de soucis. 

–  Bon, bon, d’accord », acquiesce Emile, sans insister.

À mi-chemin de leur parcours, tous deux sont rattrapés par René, l’air réjoui dans sa chaise roulante. Elouane le pousse en accélérant légèrement le rythme, suscitant chez son binôme un plaisir tout enfantin.

«  Hé, on va faire ça pour avoir moins de monde devant nous », lui dit-il en mimant les gestes de la brasse.

« Ah oui ? Vous m’aidez à faire du vide devant vous et à libérer le passage, comme ça !», plaisante Elouane, un peu plus loquace à présent. Le courant semble bien passer entre-eux. Le ciment remplira sans doute bientôt sa fonction.

Emile, Zia, René et Elouane pénètrent dans le grand hall dentrée.

«Ah,c’est bon. Je les vois.», confirme Sandrine à la responsable du Val de Sel. « Venez par ici, on va vous donner les clés de vos chambres. », dit-elle à leur attention en leur montrant du doigt l’espace des enregistrements.

Devant l’impressionnant comptoir cest un peu la débandage générale. Chacun tend le bras pour récupérer sa clé après que Sandrine ait validé leur enregistrement et coché leurs noms sur sa liste. Des bagages sont posés à même le sol, un peu partout. Des manteaux et des bonnets traînent ici et là. Les uns et les autres se tournent autour, se dévisagent, ne savent pas trop encore avec qui s’associer pour cette semaine d’apprentissage du métier comme de la vie. Mais certains binômes commencent à se dessiner malgré tout.

« Qui va avec Suzanne et Jeannine ? , demande Sandrine.

–  Moi , répond Pauline.

–  Et moi, je prends Jeannine , confirme Jade.

–  Alors ça va être toi, mon binôme ? , interroge Jeannine.

–  Néné, j’imagine que tu suis Elouane ? , questionne de nouveau Sandrine.

–  Pour sûr que je vais suivre ma brunette », confirme René en levant les deux bras en ciel, en signe d’évidence. « Hein, Elouane? »

Hochement de tête d’Elouane, qui confirme par la positive. Soulagement de René, aux anges.

« Et qui vient avec moi ? , lance Gaston sans obtenir de réponse.

–  Et toi Zia, tu restes avec Emile ? », s’enquiert Sandrine.

Zia se tourne vers Emile et marque volontairement un temps d’arrêt avant de donner sa réponse. L’instant suspendu lui permet de jauger le niveau d’intérêt d’Emile quant à leur future collaboration.

« Je ne sais pas trop. On verra après. Je vous redirai ça ce soir, au debriefing. », ironise-t-elle, déstabilisant Emile quelque peu.

Sandrine marque un court temps d’arrêt. Emile ne semble plus trop savoir quoi penser, et lorsqu’il relève les yeux vers elle, Zia obtient la confirmation qu’elle cherchait. Sa stratégie a fonctionné ! Emile commence à sortir de sa coquille et à requérir silencieusement sa compagnie, elle le sent. À ce compte là, le binôme ne pourra que fonctionner.

Zia tourne la tête vers Sandrine :

« Non, c’est bon en fait. Je garde Emile , confirme-t-elle en lui adressant un généreux sourire.

–  Ah, bien. Super !», commente Sandrine en inscrivant sur sa liste le nom de Zia en face de celui d’Emile.

« Bon ben on y va ? C’est par où ? , s’impatiente Suzanne.

–  Alors, vous suivez Inès, Lila et Marion », confirme sandrine à l’attention de toute la troupe. « Elles vont vous montrer vos espaces de vie. On vous laisse vous installer et faire un peu le tour du propriétaire pour prendre vos marques, puis on se retrouve pour le déjeuner d’ici une petite heure. C’est bon pour tout le monde ? »

Confirmation générale des jeunes comme des anciens. Chacun des binômes, confirmé ou non, se dirige vers les couloirs menant aux chambres.

Sandrine en profite pour rejoindre Sophie Caron, la directrice du Val de Sel, dans les bureaux administratifs. Elle la trouve les sourcils froncés, penchée sur son smartphone.

« Des soucis ? , demande Sandrine en s’avançant vers elle.

–  Ah, Sandrine. Et bien je ne sais pas trop. En fait, l’un de mes anciens collaborateurs travaille aujourd’hui dans un hôpital sur Calais. Une information lui a été relayée par un ami, et il vient de me la transmettre à l’instant... 

–  Ça a l’air de vous inquiéter un peu cette nouvelle, Sophie...», tatonne Sandrine, dans l’attente de plus de détails.

« Et bien... » commence Sophie, « ...depuis le mois de décembre il y aurait un virus qui commence à sévir un peu partout en Asie. Selon toute vraisemblance, ce virus serait parti de Chine; de Wuhan plus exactement », lit-elle en consultant le contenu du lien réceptionné sur son téléphone.

« Ah bon ? », commente Sandrine. « Mais vous pensez que ça peut être inquiétant ? Les autorités disent quoi, là-dessus ? », demande-t-elle.

Sophie continue de faire défiler l’article sans un mot, puis s’arrête brusquement sur un passage.

« Alors ? », redemande Sandrine.

Sophie se laisse choir le long du dossier de sa chaise, troublée. « Ce virus est apparemment baptisé 2019n-CoV. Il est en train de se répandre d’un continent à l'autre, d’après ce que je viens de lire. Il aurait aussi été repéré au Canada, en Australie, même au Proche-Orient, et dans certains pays du Nord et de Scandinavie. Les autorités des différents pays commencent à réagir à tout de rôle, mais la communauté scientifique alerte sur un fait d’importance... »

« Lequel ? », insiste Sandrine. « Quel fait d’importance ? »

Les sourcils toujours froncés, Sophie fait défiler l’article une dernière fois sur son téléphone et s’arrête sur le passage qui la préoccupe le plus.

« D’après ce que je lis, ils ont d’abord cru à une variante de la grippe, mais ce ne serait pas le cas. Ce virus est à priori plus dangereux... »

Sandrine accuse quelque peu le coup et fronce les sourcils à son tour.

« Ah oui ? Mais ils disposent de quelque chose ou d’un vaccin pour enrayer sa progression à ce virus ? , continue-t-elle.

–  Non », confirme Sophie en relevant la tête. « Il n’existe aucun vaccin. Les épidémiologistes craignent une pandémie... »


 

* Citation de Giovanni Papini - Écrivain italien (1881 – 1956)

 

 

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