J – 70 : « Loin des yeux, près du coeur »
Par JOURNAL DE BORD d'une « écrivailleuse » hystérique - Lien permanent
28 mars 2020 – Bureau-bibliothèque – Domicile familial – 19h00
Je vais enfin revoir ma fille ! Cela m’apaise et me satisfait bien plus que je ne saurais dire. Dans la débandade générale provoquée par les conditions de démarrage du premier confinement, ma chair et mon sang n’a pas eu le temps de rallier notre petite ville. Entre l’annonce du chef de l’État le 15 mars dernier et le lendemain midi, réintégrer le foyer familial s’est avéré peine perdue. Les transports étant devenus soudain inexistants, impossible pour notre progéniture de nous rejoindre depuis Lyon, où elle vient de s’installer pour entamer sa première année d’études.
Mon époux me prévient que la « cam »* va démarrer d’ici deux minutes. Je lâche mon clavier séance tenante et fonce chercher un tabouret pour m’installer aux côtés de mon mari. Un rapide coup d’oeil dans l’oeilleton de la caméra puis dans le cadre incrusté sur l’écran d’ordinateur me permet de rapidement jauger si je présente une vision acceptable pour ma fille et son « cher et tendre ».
Mèche de cheveux remise prestement à sa place, lunettes rechaussées sur le nez, me voilà prête à jouer les pipelettes pour l’heure et demi qui va suivre.
La sonnerie d’appel retentie via le logiciel de communication instantanée. Mon mari clique sur l’icône pour valider l’appel et le miracle se produit ; je me retrouve face à mes deux tourtereaux, beaux comme des astres. La distance disparaît d’un seul coup. C’est comme si nous partagions réellement la même pièce ; les 569 kilomètres qui nous séparent viennent de s’évanouir instantanément. Nous nous sourions puis échangeons les politesses de circonstance avant de demander en premier lieu si tous deux se portent toujours bien. La réponse par l’affirmative nous soulage infiniment. Il serait terrible d’avoir à apprendre que leur santé est mise à mal, dans un contexte où nous serions bien en peine de leur porter secours.
Ma fille est radieuse, malgré son crâne fraîchement rasé. Il faut être sacrément belle pour supporter une coupe pareille ! Lorsque les clichés de ses dernières lubies capillaires nous étaient parvenus, il avait d’ors et déjà fallu intégrer le fait que sa magnifique chevelure venait de passer des reins aux épaules, puis des épaules aux oreilles. Mais nous étions loin de nous douter du sens réel que donnait notre fille au mot « rebelle ». Il est nous est vite apparu qu’il était manifestement plus proche de ce qu’elle entendait par « warrior »* ou « survivaliste ». Dorénavant, il allait nous falloir accepter qu’elle avait plus en tête de ressembler à « Mike Horn »* qu’à « Raiponce »*.
Ceci étant, dans une période aussi dramatique que celle que nous traversons, l’écroulement du monde que nous avons connu mérite une jeunesse préparée à en découdre ; et si cela doit d’abord en passer par l’acquisition d’un « look » tout-terrain, alors allons-y gaiement !
J’écoute, interviens, plaisante, échange, ris et observe avec un plaisir immense ma descendance poser un regard protecteur sur son « chéri ». Je ne le remercierai jamais assez d’avoir réagi au quart de tour, lorsqu’il s’est agit de retrouver son « amoureuse » avant midi sur Lyon, alors qu’il arrivait de Limoges.
Dès la fin du discours présidentiel, nous nous étions tous retrouvés sur les charbons ardents, échangeant à tout-va sur le peu de solutions envisageables pour les deux chérubins. Il était malheureusement peu probable qu’ils puissent nous rejoindre à temps. Dans l’affolement, nous en étions à nous demander si nous n’allions pas rouler toute la nuit pour effectuer le trajet aller-retour depuis notre domicile, afin de les ramener à bon port avant le coup d’envoi officiel de l’attestation de déplacement dérogatoire.
À minuit passé, nous désespérions de tomber sur une solution viable. C’est à ce moment précis que notre futur gendre a proposé de rallier directement Lyon, avec l’aide bienvenue d’un collègue de travail proposant son véhicule à la dernière minute. Soulagement général. Tout le monde a validé dans l’instant, notre fille plus que quiconque.
La discussion se termine. Les « au revoir » s’échangent à grand renfort de baisers sonores et de souffles apposés sur la paume des mains. Rassuré, mon époux éteint l’ordinateur pour la nuit puis emboite mon pas jusqu’au rez de chaussée, où l’idée d’un apéritif nous arrive spontanément. Nous trinquons avec la satisfaction extrême de savoir nos jeunes ensemble, en bonne santé et en sécurité à l’intérieur des murs de la résidence étudiante devenue, pour un temps, leur principal foyer. Et tant pis s’ils n’ont à leur disposition que dix-huit mètres carrés. Ce soir, la surface au sol nous importe peu.
Je me vautre avec délice dans le vieux canapé, forgé de longue date aux précieuses soirées « cinéma ». Dans la famille, la cinéphilie fait partie de l’ADN, comme la lecture d’ailleurs.
Dans l’attente de l’incipit *, je redéroule intérieurement le fil de la journée et les parties importantes du chapitre six, que je viens d’achever. Zia commence à devenir le témoin quotidien de ma nouvelle vie, et moi le chef d’orchestre de la sienne. Nous interagissons mutuellement dans les existences que nous avons toutes deux décidé d’unir à l’aide du papier, et attendons la suite de nos aventures avec impatience…
* Faire un « cam » : avoir une conversation à distance par caméra et écran insterposés (via ordinateur, smart-phone, etc.)
* Warrior : mot anglais signifiant « guerrier » ou « guerrière »
* Mike Horn : de son vrai nom Michael Frédérick Horn, est un explorateur-aventurier de nationalités suisse et sud-africaine, de culture afrikaner, résidant en Suisse.
* Raiponce : personnage fictif de conte de fée, repris par Walt Disney dans son film d’animation sorti en 2010.
* Incipit : entrée en scène, début d’un récit ou d’une histoire. Au cinéma : installation, présentation des lieux, des personnages, de ce qui fondera l’action première de l’histoire.