J – 68 : «Tromperie et vérité»
Par JOURNAL DE BORD d'une « écrivailleuse » hystérique - Lien permanent
30 mars 2020 – Chambre-bureau – Domicile familial – 07h45
Je ne décolère pas. Bien que levée depuis l’aurore, bien décidée à enrichir le « journal de bord » de nouveaux billets fraîchement rédigés, l’actualité ne cesse de tourner dans ma tête. Impossible de se concentrer sur l’orthographe des mots, la syntaxe ou la construction des phrases.
Ce matin, le désuet de mon projet d’écriture me claque en pleine figure et m’empêche d’avancer. Je tourne comme un lion en cage, à la limite de l’hystérie.
Je ressasse le dernier discours du chef de l’État, en direct depuis l’hôpital militaire de Mulhouse. Un simulacre d’intervention communicationnelle, organisé à la dernière minute. Cela sonne faux et ne trompe personne, du moins je l’espère. Les quinze jours supplémentaires de confinement viennent d’être confirmés ; il fallait s’y attendre.
On ne règle pas une pandémie en quelques semaines, surtout face à une forme microbienne aux larges aptitudes mutantes. Quelles manifestations infectieuses ce micro-organisme va-t-il encore nous révéler ? Tout scénario devient possible, activant la paranoïa latente chez la plupart d’entre-nous. Faire confiance revient aujourd’hui à un acte de foi.
Tout le monde ment, en hauts lieux comme dans toutes les sphères d’information. Dans le flot incessant des données relayées 24 heures sur 24 par les chaînes, les ondes et le papier, chacun y trouve peut-être son compte, mais dans l’ensemble tout le monde se noie. Les éléments donnés en pâture à la population arrivent par vagues successives, largement rapprochées les unes des autres. Le moindre fait, avéré ou non, est orienté, interprêté, manipulé, transformé, récupéré, ou instrumentalisé, et piège plus sûrement qu’une baïne. * Emporté par ce courant meurtrier, l’on est est emmené au large, bien loin de toute vérité. On se croirait revenu à l’époque de la Chandeleur * vénitienne où, six mois par an, le masque devenait la norme.
Les plumes dressées comme le plus frénétique des Cacatoès, je redescends dans la cuisine me préparer un « énième » café. C’est pas ça qui va te calmer ! Mon mari m’y rejoins, les cheveux en bataille et le visage encore gonflé des rêves de la nuit. La marque de l’oreiller, largement incrustée sur sa joue gauche, m’indique la qualité du sommeil dont il a encore pu bénéficier malgré la période tourmentée que nous traversons.
C’est tout de même incroyable, cette propension à faire le break quand tout chavire. J’aimerais tant être pourvue de cette incroyable capacité. Je l’embrasse et l’observe en silence, tout en me brûlant royalement les lèvres au contact de mon breuvage matinal.
Je laisse doucement sortir mon époux des contrées ouatées d’où il revient, avant d’opter pour l’attaque. Il soupire et se frotte les yeux, comme souvent lorsque je suis dans une forme olympique. Nous reparlons du décret « Datajust », tout récemment signé par notre premier ministre et portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel. (1)
Son application m’effraie au plus haut point. Est-ce ainsi que la liberté disparaît, sous prétexte de suivi des populations afin d’endiguer la course virale ? J’en doute fort. Mais cela ne reste que ma seule opinion, elle ne fait pas loi.
Nous échangeons plus d’une heure sur ce sujet fondamental ainsi que sur la récente supplique du professeur Juvin depuis l’hôpital européen Georges Pompidou, demandant instamment la mise en place de ponts aériens et ferrovières, afin de pouvoir évacuer des malades, libérer des lits et pallier aux urgences sanitaires, qui ne font que s’accumuler. (2) La situation devient gravissime et soumet notre pays à la risée internationale.
Devant ma colère et mes craintes, mon mari tente de réguler la puissance de mes émotions, sans plus de succès qu’un premier commis de cuisine * devant une omelette norvégienne. En désespoir de cause, il finit par déclarer forfait et allume la télévision pour un nouveau bulletin d’information, avant de se décider à plonger dans un reportage enregistré la veille.
Coupée dans mon élan, je ravale ma frustration avec le plus de dignité possible et le laisse à sa seule compagnie. Rentres tes crocs ! Te jeter sur ton homme ne changera rien à la situation.
Le chat me suis jusqu’au premier étage et vient ronronner dans le fauteuil, tout près de mon bureau. Sa présence appaisante me réconforte quelque peu et me permet de rallumer mon ordinateur sans céder à l’envie de jeter par la fenêtre tout ce qui me passe à portée de main.
Je relis les deux derniers billets déposés sur mon blog hier au soir, y-compris l’ensemble du chapitre six. Tous mes personnages sont encore là : Zia, Emile, Sandrine, Marion, Lila… Je replonge dans leurs vies et partage de nouveau avec eux leur premier dîner de vacances.
Chaque mot que je vais écrire scellera leur avenir et truffera leurs chemins d’embûches. Je dois réfléchir, équilibrer, articuler tout en ayant une marge d’erreur proche de zéro. Une fois postés sur la toile, mes écrits sont immédiatement soumis à l’appréciation de lecteurs invisibles, ou des proches. Je ne dois pas les décevoir et maintenir un taux de critiques relativement faible. La curiosité et l’envie de parcourir la suite des aventures de mes protagonistes doivent impérativement perdurer au sein de mon lectorat ; même s’il reste encore faible pour l’instant.
Je décide de faire sortir la « méchante » de sa tanière en lui faisant révéler sa nuisible intention de taire la réalité pandémique à l’ensemble des personnes gravitant autour d’elle. La tâche s’avère ardue, mais écrire n’a jamais été facile. Ça se saurait.
Quelques corrections plus tard, je m’attelle au chantier du chapitre suivant. Celui-ci va révéler un basculement majeur dans l’enfance de Zia ainsi que dans celle de son père. Oui, c’est pas mal ça.
Je tends mes bras et fais craquer mes doigts. Quoi qu’il se passe au dehors, l’aventure doit continuer…
* Baïne : Bassin d’eaux apparemment inoffensif à noyade éventuelle. Dépression temporaire ou mare résiduelle ressemblant à une piscine naturelle formée entre la côte et un banc de sable.
* Chandeleur » ou « fête des chandelles » : fête religieuse chrétienne correspondant à la présentation du Christ au Temple et sa reconnaissance par Syméon comme « Lumière d’Israël ».
(1) Source : site internet « Legifrance » : Décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust ».
(2) Source : reportage LCI / AFP (27 mars 2020)- « Témoignage au micro du Professeur Patrick Juvin, en direct de l’Hôpital Européen G.Pompidou » (Patrick Juvin : médecin urgentiste, anesthésiste-réanimateur, professeur de médecine et chef de service des urgences de l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, depuis 2012.)
* Le poste de commis de cuisine est le premier pallier en cuisine. Il rassemble les ingrédients nécessaires à la préparation des plats et prépare à l’avance tout ce qui peut l’être : il épluche et émince les légumes, réalise des plats simples comme des hors-d’œuvre, des potages, des légumes ou des desserts.