J – 50 : « Au-delà du mirage »

17 avril 2020 Chambre-bureau – Domicile familial - 10h20

Impossible de rédiger la moindre ligne digne de ce nom. Aujourd’hui est un jour « sans ». Les redondances, les formules maladroites, la lourdeur des phrases, la syntaxe… ; rien ne va. Sans doute la fatigue cumulée, ou le feu de paille littéraire d’ors et déjà consumé. Difficile à dire.
Le travail est colossal. Chacun de mes groupes de mots est soumis
à correction orthographique et tente de passer outre les pièges tendus par la conjugaison. Un vrai retour à l’époque détestée, quand les temps scolaires se concentraient sur les règles, incompréhensibles, de la grammaire.

Les complexités de la langue française ne s’abordent pas facilement. Elles nécessitent une relation de longue date avec le verbe, une parfaite connaissance des exceptions et un entraînement digne d’un soldat partant pour le front. Chaque formulation est un écueil, si l’on n’y prend garde. L’éthymologie et les racines latines se doivent d’être connues, sans quoi l’on risque l’embuscade à chaque instant.
Je détiens probablement le record d’utilisation des adjectifs et des adverbes. À la relecture, ils enlisent le récit plus qu’ils ne le sauvent. Les propos sont altérés au point que leur digestion devient pénible. Le texte cesse d’être aérien. Sa fluidité souffre du « trop » et nécessite d’être retravaillée. Cela sans parler de la sémantique, que les circonlocutions incommodent plus qu’autre chose. Un vrai fiasco linguistique.

Même le style journalistique est de meilleure facture que ce que je me borne à appeler « de la littérature ». Il demeure plus synthétique et sa limpidité, pourtant discutable, prend les couleurs du génie au regard du peu de qualité ressortant de mes écrits.
Si tant est que l’on puisse qualifier de « roman » ou de « journal de bord » les lignes que j’accumule avec force souffrance, je suis loin du compte. Je me noie dans les conjonctions, qui ne coordonnent par ailleurs plus rien.
Le dictionnaire des synonymes est devenu mon plus fidèle conseiller. J’y ai recours en permanence. Et tout ceci fait figure de simple anegdote, comparé aux contraintes de la typographie appliquée. L’édition littéraire est d’une rare exigence. Tout y est imposé sans souplesse ni alternative autre que la résignation, ou la fuite. L’on y perd son latin, si ce n’est son équilibre cérébral. La moindre ponctuation est soumise à règle, le moindre caractère typographique se doit d’être placé selon une convention hostile aux compromis. Aucun accord à l’amiable n’est toléré. On ne compose pas avec les exigences éditoriales, ni avec la langue. Ses racines s’ancrent dans les temps immémoriaux, là où elle a pris source. En accepter la nature est l’unique « modus vivendi » * envisageable.

Je rends donc les armes, et me plie à la volonté de mes pairs. L’ombre des grands académiciens plane sur moi. Je suis si loin de leur arriver ne serait-ce qu’à la cheville que je défaille à la seule idée des années de labeur qu’il va encore me falloir traverser pour espérer écrire correctement. Et encore, les grands auteurs sont tous doués d’un immense talent. Alors de là à « pondre » un roman doublé de son journal, le tout rédigé en seulement 80 jours…  Non mais, quelle blague !
Du moins pourrai-je m’occuper, le temps du confinement ; et amuser au passage quelques lecteurs ou professionnels de l’édition.

Tout en persistant à mener mon projet à bien, l’image du sourire compassé des éditeurs me transperce. L’air charitable qu’ils affichent se double d’une complaisance pire que le rejet. L’on ne pourrait pas mieux pousser dans le caniveau celui qui tend la sébile* au bon vouloir des bonnes âmes. Lui donner une seule petite pièce tout en le maintenant au-dehors est bien pire que de lui porter secours. Ce type de compassion se situe bien loin de la chaleur ou du réconfort.
Il existe mille manière
s de sourire, mais le faire avec pitié ou condescendance revient à taxer son interlocuteur de médiocre. Toute bienveillance s’écarte d’une telle démarche. Le monde des arts est ainsi. La concurrence ne tolère pas le faillible. Seuls les meilleurs restent dans le bateau. Les autres sont condamnés à affronter les vagues, accrochés à leur radeau.
La puissance des éléments nécessite de devenir insubmersible.
Le travail acharné et le cumul des ans se révèlent l’unique moyen d’envisager une telle hypothèse, ou de relever un tel défi.  Ainsi soit-il.  Je m’y astreindrai.
Cependant, toute intention démarrant par le rêve, je ferai en sorte de continuer à rêver ; sans omettre toutefois l’apprentissage des outils nécessaires à toute construction. Aucun bâti ne reste debout sans de solides fondations, pensées au préalable.

La cloche de comptoir emplit l’air de son tintement clair. Mon mari sonne l’heure du déjeuner et me sort de mes désespérantes considérations philosophiques. Cette minuscule clochette anglaise me sauve la mise, pour un temps.
La littérature a cela d’hypnotisant qu’elle peut vous précipiter dans les lises* enceignant la forteresse. Si tant est que vous souhaitiez devenir écrivain, son illusion peut vous maintenir en plein désert, jusqu’à
l’inéluctable déshydratation.

 

 

 

* « Modus Vivendi » : compromis entre deux parties. Ce terme latin signifie littéralement “manière de vivre” et désigne un accord atteint entre deux personnes ou parties afin de coexister et d’éviter un conflit.

* Sébile : petit récipient que présentent les mendiants pour recevoir de l’argent.

* Lises : sables mouvants.

 

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